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Le monde des rêves et le monde des mythes.

Tout ce qui se produit d’insolite ou d’étrange, tout ce qui frappe le primitif, tout ce qui l’émeut et arrête son attention, révèle ipso facto qu’une ou plusieurs de ces forces sont en action près de lui. Ce qui est régulier et habituel — conforme, dirions-nous, aux lois de la nature — ne l’inquiète guère. Il s’en prévaut, plus ou moins habilement, dans la pratique ; il ne sent pas le besoin d’y réfléchir. Mais l’insolite a la valeur d’un signe qu’il serait au moins imprudent de négliger. Il faut l’interpréter tout de suite, si l’on peut, car il révèle une intervention du monde invisible dans le cours ordinaire des choses.

Ce monde des puissances surnaturelles est toujours prêt, à la moindre sollicitation, à surgir dans la conscience de ces primitifs. De là leur tendance à assimiler les unes aux autres les révélations par où il manifeste sa présence et son action. Pour des esprits ainsi disposés, le rêve, qui constitue une de ces révélations, devait donc être proche parent du mythe, qui en est une autre. On ira jusqu’à dire, comme les Yuma, que la source la plus sûre des mythes est le rêve. Pareillement, une liaison non moins étroite aura dû s’établir entre le mythe et cette autre révélation touchant le monde des puissances invisibles et surnaturelles qu’est l’apparition de quelque chose d’étrange ou d’insolite.

Ce n’est pas là une simple hypothèse. C’est un fait ; nous pouvons le constater. Nous trouvons, en effet, l’identité foncière de ces deux sortes de révélation pleinement sentie, et exprimée d’une façon qui ne laisse aucune place au doute chez les Marind-anim, et chez d’autres tribus encore de la Nouvelle-Guinée hollandaise. Le témoignage de M. Wirz, formel sur ce point, est d’autant plus décisif que son auteur ne pouvait prévoir l’usage que nous en faisons ici.

La mythologie des Marind-anim, très développée, très touffue, fait l’objet d’un volume entier dans l’ouvrage de M. P. Wirz. Elle tourne toute autour des Dema, c’est-à-dire des « ancêtres » des temps fabuleux, doués de pouvoirs surnaturels, à qui elle attribue la « création » des espèces vivantes, animales et végétales, des îles et des mers, de la terre ferme,