Page:Lévy-Bruhl - Morceaux choisis, 1936.djvu/67

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les interprètent : il y a toujours au moins quelqu’un d’entre eux qui a rêvé.

L’image homérique : « le sommeil est le frère de la mort » vient sans doute de fort loin. Pour les primitifs, elle est vraie à la lettre. Le nouveau mort, comme on sait, selon eux, continue à vivre, mais dans des conditions nouvelles. Il ne s’éloigne pas tout de suite ; il demeure dans le voisinage et il continue à agir sur son groupe social, qui sent sa présence et ne peut pas se désintéresser de lui. Son « âme » a quitté son corps. Mais ce corps est resté, et tant qu’il n’est pas tout à fait décomposé, les participations entre le nouveau mort et son groupe ne sont que partiellement rompues. De même, quand un homme rêve en dormant, son âme s’est séparée de son corps et, jusqu’à ce qu’elle y rentre, il se trouve dans un état tout à fait semblable à celui des nouveaux morts.

(M. P., pages 96-97.)

Le rêve est réel.

Ce qui est vu en rêve, en principe, est véritable. Pour des esprits peu sensibles à la contradiction, et que ne gêne pas la présence d’un même objet en plusieurs endroits différents au même moment, quelle raison y aurait-il de douter de ces données de l’expérience, plutôt que des autres ? Une fois admise l’idée que la mentalité primitive se fait du sommeil et du rêve, comme rien ne lui paraît plus naturel que la communication entre le monde visible et celui de l’invisible, comment se défierait-elle de ce qu’elle voit en rêve plutôt que de ce qu’elle voit les yeux ouverts ? Elle y croirait plutôt davantage, à cause de l’origine mystique des données, qui les rend plus précieuses et plus sûres. Il n’y a rien dont on puisse être plus certain que de ce qui est révélé en rêve[1]. Au Gabon, « un songe est plus probant qu’un témoignage[2] ».

Mais n’y a-t-il pas des rêves incohérents, absurdes, et manifestement impossibles ? Dans la mentalité primitive, le principe de contradiction n’exerce pas le même empire sur les

  1. A. C. Haddon, Head-hunters, black, white, and brown, p. 57.
  2. G. Le Testu, Notes sur les coutumes Bapounou dans la circonscription de la Nyanga, p. 200.