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Le Rêve.

Pour la mentalité primitive… le monde visible et le monde invisible n’en font qu’un. La communication entre ce que nous appelons la réalité sensible et les puissances mystiques est donc constante. Mais nulle part peut-être elle ne s’effectue d’une façon plus immédiate et plus complète que dans les rêves, où l’homme passe et repasse d’un monde à l’autre sans s’en apercevoir. Telle est en effet la représentation ordinaire du rêve chez les primitifs. L’ « âme[1] » quitte momentanément son corps. Elle s’en va parfois très loin, elle converse avec des esprits ou des morts. Au moment du réveil, elle vient reprendre sa place dans le corps. Si alors un maléfice ou un accident quelconque l’empêche d’y rentrer, la maladie et bientôt la mort sont à craindre. D’autres fois, ce sont les esprits des morts, ou bien d’autres puissances, qui viennent rendre visite à l’âme pendant qu’elle dort.

Le rêve apporte ainsi aux primitifs des données qui, à leurs yeux, valent autant, sinon plus, que les perceptions acquises pendant la veille. Ils n’ont pas besoin, pour accepter ces données au même titre que les autres, de la « philosophie naturelle » que leur prêtent Tylor et son école. Ils ne sont pas non plus dupes d’une grossière illusion psychologique. Ils savent très bien distinguer le rêve d’avec les perceptions de la veille, et qu’ils ne rêvent que lorsqu’ils dorment. Mais ils ne s’étonnent nullement de ce que leurs songes les mettent en rapport direct avec les puissances qui ne se laissent ni voir ni toucher. Ils ne sont pas plus surpris de posséder cette faculté que d’être doués de la vue et de l’ouïe. Sans doute, elle ne s’exerce pas à volonté ni constamment, comme les sens. Mais n’est-il pas naturel que les puissances mystiques restent maîtresses d’accorder ou de refuser qu’on ait commerce avec elles ? D’ailleurs, le rêve n’est pas un fait assez rare pour contraster avec l’expérience ordinaire. Dans nombre de sociétés inférieures, où chacun prête aux rêves la plus grande attention, les gens s’interrogent les uns les autres tous les matins sur leurs songes, se les racontent, et

  1. J’emploie ce mot faute d’un autre qui s’adapte mieux aux représentations de la mentalité primitive.