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généité de tous les êtres, que le primitif admet implicitement, il ne trouve pas plus étrange de dépendre des bonnes dispositions de sa lance ou de son canot, que de celles des oiseaux-présages ou de ses compagnons. D’autant qu’aucune métamorphose, comme on sait, n’est impossible. Ce qui importe à la mentalité primitive, ce n’est pas la forme des êtres, qui peut à chaque instant changer du tout au tout, ce ne sont pas leurs propriétés physico-chimiques, ou leurs fonctions physiologiques, dont elle ne se doute pas : ce sont les influences qui émanent d’eux, et donc leurs dispositions.

Aussi un primitif ne se risquera-t-il guère à traverser à la nage une rivière dangereuse, sans avoir essayé de se la rendre favorable. Selon qu’il y aura réussi ou non, il arrivera sain et sauf à l’autre bord, ou bien il se noiera, ou il sera happé par un crocodile. On nous dit, le plus souvent, qu’avant de se mettre à l’eau, il adresse une prière à l’ « esprit », ou au « dieu », de la rivière, et qu’il lui fait une offrande. Mais il est difficile de savoir si ce langage animiste exprime exactement ce qui est dans l’esprit de l’indigène, ou s’il ne le traduit pas en des termes dont l’observateur ne se défie pas, parce qu’ils lui sont familiers. Il est bien vrai que l’indigène sollicite un bon vouloir et une protection, et qu’il fait une offrande pour les obtenir, mais dans nombre de cas ce n’est pas à un « esprit » ou à un dieu, c’est à la rivière même qu’il s’adresse. La mythologie grecque et latine nous a habitués, dès l’enfance, à peupler la nature, même inanimée, de démons et de divinités secondaires. Mais nous aurions tort de voir là une forme universelle s’imposant à certaines représentations mystiques dans toutes les sociétés. Lorsque le primitif s’inquiète des dispositions d’un être, même inanimé, ou d’un objet, à son égard, lorsqu’il s’efforce de se les concilier, il n’admet pas nécessairement pour cela qu’un esprit y habite. Il lui suffit de savoir que, dans ses rapports avec eux, il ne saurait procéder avec trop de prudence.

(S. N., pages 100-101.)

Charmes d’amour.

Les dispositions étant ainsi des sortes de forces autonomes, que l’on peut considérer à part des sujets en qui elles se trouvent, les primitifs ont été amenés à essayer d’agir direc-