Page:Lévy-Bruhl - Morceaux choisis, 1936.djvu/62

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Un blanc passe la nuit dans la grotte d’un vieil indigène qui mène une vie d’ermite dans la montagne. Il a froid. Son hôte lui donne, pour se couvrir, une tunique dont un autre indigène lui a fait présent, après l’avoir portée pendant des années. Un peu plus tard, il prononce le nom de ce donateur. « Aussitôt je sautai en l’air, je rejetai le paletot loin de moi, et je criai de toutes mes forces au vieil homme : « Ne savez-vous pas que le jeune Nandau est un lépreux, et de la pire espèce ? Il tombe littéralement en morceaux. »

Le vieillard me jeta un regard de pitié condescendante, et me dit : « Pourquoi vous excitez-vous, et vous inquiétez-vous si fort ? Quand je vous ai passé ce paletot, je ne voulais que vous rendre service, et non pas vous donner la maladie de son premier propriétaire… » Afaiau explique alors qu’il entretient les relations les plus amicales avec ce lépreux, qui vit seul. Il fait ses commissions, il va le voir. « Au temps où le lépreux avait encore l’usage de ses pieds, qui maintenant n’existent plus, il avait l’habitude de paraître ici de temps en temps, et de passer quelques jours avec moi, après quoi il retournait à sa hutte avec le sentiment que ma grotte était le seul endroit au monde où il fût le bienvenu, et que sa compagnie ne m’inspirait pas de dégoût. Je ne crains pas du tout d’attraper la lèpre, et sachant que ce jeune homme n’a que de bons et affectueux sentiments à mon égard, j’ai accepté simplement le paletot comme il était. Ah ! si j’avais été cruel ou même peu aimable pour lui, ou si je lui avais volé quelque chose, il aurait certainement pu, et il aurait probablement voulu me donner la lèpre. L’unique voie par laquelle les maladies de ce genre se propagent est la volonté du malade, qui a de la rancune contre ceux qui l’ont maltraité. »

La « volonté » dont parle l’ermite n’est pas celle qui prend des résolutions mûrement réfléchies, et qui ne passe à l’acte qu’après avoir délibéré. C’est la résultante immédiate des dispositions ; elle se produit sans que la réflexion y ait part, et souvent même sans que la conscience en soit avertie. Le lépreux est sensible à la compassion qu’il inspire, il est reconnaissant des soins que son ami lui donne, des égards qu’il lui témoigne, il lui sait gré de ne pas le fuir, de venir le voir, de l’accueillir chez lui. Grâce à ces dispositions bienveillantes du lépreux, son ami peut revêtir sans danger les