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La colère déchaîne une influence mauvaise.

La colère est peut-être la manifestation qui trouble et inquiète le plus les primitifs. Non pas, comme on pourrait le croire, à cause des violences où cette passion peut entraîner, mais par crainte de la mauvaise influence qu’elle déchaîne sur le groupe, ou, plus précisément, du principe nocif dont la présence se révèle par la fureur de l’homme en colère. Aux îles Andaman, « un homme sujet à des accès de violente colère est craint par les autres et, à moins qu’il ne possède des qualités qui contre-balancent ce défaut, il n’a aucune chance de devenir populaire. On le traite extérieurement avec des égards, car chacun a peur de le fâcher ; mais il ne gagne jamais l’estime des autres. Dans l’île du nord, il y a un mot spécial, tarenjek, pour désigner un homme de cette sorte[1]. »

S’il importe beaucoup de ne rien faire ni rien dire de nature à provoquer la colère, on s’abstiendra donc aussi de ce qui peut simplement contrarier autrui ou le mettre de mauvaise humeur car comment savoir d’avance l’intensité de son ressentiment, ou de quoi est capable la personne à qui l’on a affaire ? De là des coutumes dictées par la prudence, et extrêmement répandues.

Dans le dictionnaire de Hardeland, nous lisons : « pahuni, se rendre responsable, du fait que, entrant chez quelqu’un qui est en train de manger, on ne goûte pas un peu de ses mets, ou du moins qu’on ne les touche pas (c’est ce que l’on doit faire : car autrement le gana, l’esprit des aliments, s’irrite, et un malheur s’ensuit). Exemple : j’ai la jambe enflée, parce que je me suis rendu coupable envers le riz qu’ils mangeaient… J’ai oublié de toucher leurs gâteaux : je retourne vite chez eux (pour le faire), afin de ne pas être en faute et exposé à un malheur[2]. »

Pour la même raison, les primitifs ne contrediront jamais ouvertement leur interlocuteur. De là, au moins pour une part, l’extrême politesse que l’on a vantée souvent chez eux. La plupart des observateurs ont remarqué, non sans en être

  1. A. Radcliffe-Brown, The Andaman islanders, p. 49.
  2. A. Hardeland, Dajacksch-Deutsches Worterbuch, p. 397.