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ont touché le but, on en aiguise la pointe de nouveau, et on les munit de crochets[1]. » Les indigènes ne se contentent donc pas de soumettre leurs armes à un traitement magique : ils veulent encore discerner celles sur qui l’effet désiré a été produit, et ils ne se servent que de celles-là. Avant d’être employées, elles doivent avoir subi une épreuve. Nous faisons de même pour nos canons. Mais l’essai, chez ces Mélanésiens, est mystique, comme l’efficacité même des armes que l’on vérifie.

Codrington a bien expliqué que leurs flèches sont empoisonnées, mais non pas au sens où les Européens le disent. « Ce que les Mélanésiens veulent, et ce qu’ils obtiennent — du moins ils en sont persuadés — c’est une flèche qui aura, pour blesser, un pouvoir surnaturel (mana) à la fois par la matière dont elle est faite, et par les propriétés qu’y ajoutent des charmes et des préparations magiques… La pointe est d’os humain ; elle a par conséquent du mana. Elle a été fixée à la flèche avec de puissantes « médecines » : autre mana ; elle a été enduite d’une matière chaude et brûlante (comme on veut que la blessure brûle) préparée et employée avec des « médecines » : telles sont les flèches que nous, et non pas eux, appelons empoisonnées. Quand la flèche a blessé un ennemi, on emploie, pour en favoriser et prolonger l’action fatale, la même magie qui a servi à donner à l’arme son pouvoir surnaturel… » Pour combattre cette action, les parents du blessé, « si la flèche ou une partie de la flèche a été gardée, ou extraite de la plaie, la placent dans un endroit humide ou l’enveloppent de feuilles fraîches ; alors l’inflammation sera légère et tombera vite… De son côté, l’homme qui a lancé cette flèche, et ses amis, boiront des liqueurs chaudes et brûlantes, mâcheront des feuilles dont le suc est irritant ; on brûlera des herbes âcres ou amères afin de produire une fumée irritante… on placera l’arc près du feu pour rendre brûlante la blessure qu’il a faite, ou bien, comme dans l’île des Lépreux, on le déposera dans une grotte hantée par un revenant ; on en tiendra la corde tendue, et on la tirera de temps en temps, pour produire chez le blessé une tension des nerfs et les spasmes du

  1. R. Thurnwald, Im Bismarck Archipel und auf den Salomon Inseln. Zeitschrift für Ethnologie, XLII, p. 128.