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entendu quelque chose de ce genre… Ces manifestations de la présence du démon sont aussi familières aux Ten’a que le bruit du vent ou le chant des oiseaux[1]. »

(M. P., pages 55-56.)

Le surnaturel mêlé à la nature.

Ce que j’ai appelé la « surnature », et qui, dans l’esprit des indigènes, ne se distingue pas du monde révélé par les rêves et par les mythes (ces mythes sont l’histoire des êtres surnaturels), intervient constamment dans le cours ordinaire des événements. Dès lors, la régularité de ce cours, bien que réelle, est sujette à de continuelles exceptions. Celles-ci font plus d’impression sur ces esprits, et s’imposent plus fortement à leur attention, que l’ordre même de la nature. Non qu’ils négligent de tenir compte des séquences régulières des phénomènes ; les techniques qu’ils ont inventées, et parfois portées à un haut degré de perfection, prouvent assez qu’ils savent observer certains rapports de causalité, et les tourner à leur avantage. Mais ils n’ont aucune raison de réfléchir sur ces liaisons de phénomènes qui se vérifient toujours. Elles vont de soi. Elles sont là. On en profite, et cela suffit.

Ainsi s’explique le fait, signalé par Auguste Comte, que nulle part on n’a trouvé de dieu de la pesanteur. Outre que « pesanteur » est un concept abstrait que les primitifs n’ont sans doute pas formé ni, a fortiori, nommé — puisque les corps abandonnés à eux-mêmes tendent toujours vers la terre, pourquoi s’intéresserait-on à ce phénomène régulier et constant ? Ne se démentant jamais, il ne réserve pas de surprises. Il ne pose donc pas non plus de questions. Mais qu’un corps solide reste suspendu en l’air, ou monte au lieu de se diriger vers le sol, aussitôt on dressera l’oreille. On se demandera quelle force surnaturelle est intervenue.

Des esprits ainsi orientés se tourneront toujours de préférence vers le monde mythique où résident les forces de qui dépend leur bonheur ou leur malheur, et dont le concours est indispensable au succès de leurs entreprises, quelles qu’elles soient. Ainsi, pour ne citer qu’un exemple, chez les

  1. Fr. J. Jetté, S. J., On the superstitions of the Ten’a Indians. Anthropos, VI (1911), pp. 721-722.