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Les forces mystiques.

Entre la conception nette d’esprits qui sont comme de véritables démons ou dieux, dont chacun a son nom, ses attributs, et souvent son culte, et la représentation à la fois générale et concrète d’une force immanente aux objets et aux êtres, telle que le mana, sans que cette force soit individualisée, il y a place pour une infinité de formes intermédiaires, les unes plus précises, les autres plus fuyantes, plus vagues, à contours moins définis, quoique non moins réelles pour une mentalité peu conceptuelle, où la loi de participation domine souvent.

La plupart des forces mystiques qui se manifestent dans la nature sont à la fois diffuses et individualisées. La nécessité de choisir entre les deux formes de représentations ne s’est jamais imposée à ces primitifs ; elle ne s’est même jamais présentée à eux, Comment définir leur réponse à des questions qu’ils ne songent pas à se poser ? Le mot « esprit », bien que trop précis, est le moins incommode que nous ayons pour désigner ces influences et ces actions qui s’exercent continuellement autour des primitifs.

Plus les missionnaires pénètrent, avec le temps, dans le secret des pensées ordinaires de ceux avec qui ils vivent, et plus cette orientation mystique se dévoile à eux. On la saisit dans leurs descriptions, même lorsque les termes employés suggèrent l’idée de représentations plus nettement définies. Par exemple, « on peut dire, écrit le missionnaire Jetté, que les Ten’a entretiennent un commerce à peu près constant avec ces habitants « indésirables » du monde des esprits. Ils se croient sujets à les voir ou à les entendre à tout moment. N’importe quel bruit inaccoutumé, n’importe quelle fantaisie de leur imagination prend aussitôt la forme d’une manifestation du démon. Si un tronc d’arbre noir, tout imbibé d’eau, paraît, disparaît, et reparaît dans l’eau, sous l’action du courant, ils ont vu un nekedzaltara. S’ils ont entendu dans les bois un son aigu qui n’est pas tout à fait le cri des oiseaux qui leur est familier, c’est un nekedzaltara qui les appelle. Il ne se passe pas de jour, dans un camp d’Indiens, sans qu’une personne rapporte qu’elle a vu ou