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malgré les œuvres si remarquables qu’il a produites, nous semble facilement monstrueux. Mais c’est une illusion, qui se dissiperait aussitôt, si nous savions nous replacer au point de vue de l’artiste et de ceux pour qui il a exécuté son œuvre. À leurs yeux, ces êtres mixtes ne sont nullement des prodiges ou des fictions, mais au contraire des objets ordinaires et familiers. Ces dessins, ces sculptures expriment de la façon la plus directe la participation d’un être à deux natures, ou plutôt à deux formes, c’est-à-dire le fait qu’elles lui appartiennent toutes deux en même temps. Cette dualité reste forcément virtuelle quand l’être apparaît sous une de ses deux formes, bien qu’elle soit cependant réelle, puisque la forme qu’on ne voit pas est présente en lui, quoique non perçue. L’œuvre d’art la fait éclater aux yeux. En unissant un corps d’homme à la tête, ou aux pattes et à la queue d’un crocodile, un corps de lion à une tête humaine, elle actualise simplement la coexistence des deux formes.

Pas plus que les mythes, ces œuvres singulières, parfois admirables, de l’art des primitifs ne sont donc le produit d’une imagination tendue vers des créations fantastiques. Chez eux, comme chez nous, l’artiste est celui qui sait exprimer excellemment ce que tous sentent et voient d’une façon plus imparfaite. Les statues anthropo-zoomorphiques, qui nous paraissent l’œuvre d’une fantaisie parfois presque sans frein, sont pour la plupart des images fidèles de représentations traditionnelles. J’oserais dire — sans paradoxe — que cet art est avant tout réaliste. Il s’efforce à reproduire exactement ses modèles, qui sont dans l’esprit de tous.

D’autre part ces êtres mythiques, semi-humains et semi-animaux, mais en même temps surhumains et suranimaux, origines et soutiens des groupes sociaux, sont, comme on sait, les sources les plus riches de force mystique dont la mentalité primitive ait l’idée. Ce sont les êtres par excellence, ceux de qui les autres tiennent leur réalité. Or leur image est, un certain temps, eux-mêmes. Elle participe de leur vertu mystique. Elle la fait rayonner autour d’elle. Quand ils sont sculptés, par exemple, sur les piliers et sur les façades des maisons d’hommes en Nouvelle-Guinée, sur la proue des canots, sur les outils et les armes, sur les sièges, — il n’y a pas d’objet chez eux, dit M. Jenness en parlant des indigènes des îles d’Entrecasteaux, qui ne reçoive d’ornement, ―