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qui soit purement et simplement un nom ; il n’y a donc pas non plus de nom de nombre qui soit purement et simplement un nom de nombre. Mettons à part l’usage pratique que le primitif fait des nombres, quand il compte, par exemple, ce qui lui est dû d’heures de travail ou combien de poissons il a pris dans sa pêche d’aujourd’hui. Toutes les fois qu’il se représente un nombre comme nombre, il se le représente nécessairement avec une vertu et une valeur mystiques qui appartiennent à ce nombre-là, et à lui seul, en vertu de participations également mystiques. Le nombre et son nom sont, indistinctement, le véhicule de ces participations.

Chaque nombre a ainsi sa physionomie individuelle propre, une sorte d’atmosphère mystique, de « champ de force » qui lui est particulier. Chaque nombre est donc représenté, — on pourrait dire aussi, senti, — spécialement pour lui-même et sans comparaison avec les autres. De ce point de vue, les nombres ne constituent pas une série homogène et, par suite, ils sont tout à fait impropres aux opérations logiques ou mathématiques les plus simples. L’individualité mystique de chacun d’eux fait qu’ils ne s’additionnent ni ne se soustraient, ne se multiplient ni ne se divisent. Les seules opérations qu’ils comportent sont des opérations mystiques elles-mêmes, et non soumises, comme les opérations arithmétiques, au principe de contradiction. Bref, on pourrait dire que, pour la mentalité des sociétés inférieures, le nombre est indifférencié (à des degrés divers) à deux points de vue. Dans l’usage pratique, il est encore plus ou moins adhérent aux objets nombrés. Dans les représentations collectives, le nombre et son nom participent encore si étroitement aux propriétés mystiques des ensembles représentés, qu’ils sont bien plutôt des réalités mystiques eux-mêmes, que des unités arithmétiques.

Il est à remarquer que les nombres qui sont ainsi enveloppés d’une atmosphère mystique ne vont guère au delà de la première décade. Ce sont seulement les nombres connus dans les sociétés inférieures, et qui y ont reçu un nom. Dans les sociétés qui se sont élevées à la conception abstraite du nombre, la valeur et la vertu mystiques des nombres peuvent bien se conserver très longtemps, quand il s’agit justement de ceux qui entraient dans les représentations collectives les plus anciennes : mais elles ne se communiquent