Page:Lévy-Bruhl - Morceaux choisis, 1936.djvu/42

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

niment variés, la mentalité prélogique se trouvera en possession d’un très petit nombre de noms de nombre proprement dits, et d’une multiplicité parfois surprenante de termes où un nombre est impliqué. Ainsi, dans les langues mélanésiennes, « lorsque des personnes ou des choses sont comptées dans des circonstances particulières, on ne fait pas usage simplement d’un nombre, mais celui-ci est impliqué dans un terme qui décrit plus ou moins ces circonstances. Si l’on parle de dix hommes en compagnie les uns des autres, ce ne sera pas o tanun sanaval, mais o tanun pul sanaval, pul voulant dire « ensemble » ; dix hommes dans un canot seront tanun sage sanaval, etc.[1]. »

En ce sens, nous avons une observation caractéristique faite sur des indigènes de la Nouvelle-Poméranie. « Compter au-dessus de 10 leur coûtait plus de peine qu’à nos jeunes enfants le fameux « une fois un est un ». Ils ne se servaient pas de leurs orteils. Après bien des tentatives, il se découvrit qu’ils ne font pas de différence entre 12 et 20 ; l’un et l’autre se disent sanaul lua, aussi bien 10 + 2 que 10 × 2. Il est évident qu’ils n’éprouvent pas le besoin de distinguer dans le langage, parce qu’ils ne comptent jamais abstraitement, et ne se servent que de nombres accompagnés de substantifs (ensembles-nombres) : par exemple, 12 noix de coco, 20 tubercules de taro, un tas de 10 servant d’unité dans ce dernier cas. Alors on voit bien s’il s’agit de dix noix de coco plus deux, ou bien de deux tas de dix[2]. »

(F. M., pages 219-221.)

Nombres mystiques.

Dans les sociétés inférieures, rien ou presque rien n’est perçu comme il nous semble naturel. Il n’y a pas, pour leur mentalité, de fait physique qui soit purement un fait, d’image qui ne soit qu’image, de forme qui ne soit que forme. Tout ce qui est perçu est en même temps enveloppé dans un complexus de représentations collectives où prédominent les éléments mystiques. Pareillement, il n’y a pas de nom

  1. Codrington, Melanesian languages, pp. 304-305.
  2. Dr Stephan, Beiträge zur Psychologie der Bewohner von Neu-Pommern. Globus 1905, LXXXVIII, p. 206.