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que d’une façon ? N’est-il pas possible que la mentalité des sociétés inférieures ait ses opérations et ses procédés propres pour atteindre la fin où nous parvenons par notre numération ? En fait, pour peu qu’un groupe bien défini et suffisamment restreint d’êtres ou d’objets intéresse le primitif, celui-ci retiendra ce groupe avec tout ce qui le caractérise. Dans la représentation qu’il en a, la somme exacte de ces êtres ou objets est impliquée : c’est comme une qualité par où ce groupe diffère du groupe qui en comprendrait un ou plusieurs de plus, et aussi du groupe qui en comprendrait un ou plusieurs de moins. Par suite, au moment même où ce groupe lui revient sous les yeux, le primitif sait s’il est au complet, ou s’il est moindre ou plus grand qu’auparavant.

(F. M., pages 204-206.)

Les « ensembles-nombres ».

On admet en général sans examen, et comme une chose naturelle, que la numération part de l’unité, et que les différents nombres se forment par l’addition successive de l’unité à chaque nombre précédent. C’est là en effet le procédé le plus simple, celui qui s’impose à la pensée logique quand elle prend conscience de son opération.

Omnibus ex nihilo ducendis sufficit unum.

Mais la mentalité prélogique, qui ne dispose point de concepts abstraits, ne procède pas ainsi. Pour elle, le nombre ne se sépare pas nettement des objets nombrés. Ce qu’elle exprime dans le langage, ce ne sont pas les nombres proprement dits, ce sont des « ensembles-nombres », dont elle n’a pas isolé préalablement les unités. Pour se représenter la série arithmétique des nombres entiers, dans leur succession régulière, à partir de l’unité, il faudrait qu’elle eût détaché le nombre de ce dont il est le nombre. C’est précisément ce qu’elle ne fait pas. Elle se représente au contraire des collections d’êtres ou d’objets, qui lui sont familières à la fois par leur nature et par leur nombre, celui-ci étant senti et perçu, mais non abstraitement conçu.

Comme ces « ensembles-nombres » peuvent être indéfi-