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pour chaque variété de gommier ou de buisson, etc., ils avaient un nom, mais point d’équivalent pour arbre. Ils ne pouvaient non plus exprimer abstraitement des qualités : dur, doux, chaud, froid, long, court, rond, etc. Pour dur, ils disaient : comme une pierre ; pour haut : grandes jambes ; pour rond : comme une balle, comme la lune, et ainsi de suite, joignant d’ordinaire le geste à la parole, et confirmant par un signe s’adressant aux yeux ce qu’ils voulaient faire entendre.

(F. M., pages 187-191.)

Les nombres primitifs.

Dans un grand nombre de sociétés inférieures (Australie, Amérique du Sud, etc.), il n’y a de noms que pour les nombres un, deux, et quelquefois trois. Au delà, les indigènes disent : « beaucoup, une foule, une multitude ». Ou bien, pour trois, ils disent, deux, un ; pour quatre, deux, deux ; pour cinq, deux, deux, un. On conclut souvent de là à une extrême faiblesse ou paresse mentale, qui ne leur permettrait pas de distinguer un nombre supérieur à trois. Conclusion hâtive. Ces « primitifs » ne disposent pas, il est vrai, du concept abstrait de quatre, cinq, six, etc. ; mais il est illégitime d’en inférer qu’ils ne comptent pas plus loin que deux ou trois. Leur mentalité se prête mal aux opérations qui nous sont familières ; mais, par des procédés qui lui sont propres, elle sait obtenir, jusqu’à un certain point, les mêmes résultats. Comme elle ne décompose pas les représentations synthétiques, elle demande davantage à la mémoire. Au lieu de l’abstraction généralisatrice qui nous fournit les concepts proprement dits, et en particulier ceux des nombres, elle use d’une abstraction qui respecte la spécificité des ensembles donnés. Bref, elle compte et même elle calcule d’une façon que l’on peut appeler concrète, en comparaison de la nôtre.

Comme nous comptons par le moyen de nombres, et que nous ne comptons guère autrement, on a admis que, dans les sociétés inférieures qui ne possèdent point de nom de nombre au delà de trois, il était impossible de compter plus loin. Mais faut-il prendre ainsi pour accordé que l’appréhension d’une pluralité définie d’objets ne saurait avoir lieu