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pas venue. L’extension de tomot est restée précisément telle qu’avant l’arrivée des blancs. Il n’y aurait lieu de s’en étonner que si tomot était une idée générale semblable aux nôtres. Or c’est tout autre chose. Ce terme connote un ensemble de participations communes aux habitants de Dobu, par exemple, la participation au sol de l’île, à son ciel, à sa période mythique, à ses institutions, etc., en même temps que la forme humaine. Cette forme, on peut dire, à la rigueur, que les blancs la possèdent, encore que la couleur de leur peau puisse en faire douter. (On sait que dans nombre de tribus d’Australie et des îles du Pacifique les blancs ont été pris d’abord, non pas pour des hommes, mais pour des revenants.) D’autre part, les primitifs, en général, ne distinguent pas « peau » et « corps ». Les blancs n’ont donc pas le même corps que les noirs. En tout cas, les multiples participations ci-dessus mentionnées n’existent pas pour eux. Tomot ne pouvait donc pas servir à les désigner[1].

Autre trait, non moins significatif : ce mot tomot, qui ne s’applique pas aux blancs, s’emploie pour les yams. Est-il rien de plus déraisonnable, de plus incompréhensible, de notre point de vue ? Des tubercules, que l’on cultive pour s’en nourrir, font partie d’un complexe « humain » d’où les blancs sont exclus ! Essayons cependant de nous plier à l’attitude mentale des Dobuens, et nous discernerons peut-être ce qui les a conduits à des assertions si paradoxales. Ils n’ont aucune idée de notre classification des êtres vivants. Ils n’ignorent pas moins la hiérarchie de nos concepts de genres et d’espèces. Ils sont surtout attentifs aux participations entre les êtres, et les pouvoirs mystiques importent beaucoup plus à leurs yeux que la forme extérieure. Or, entre les Dobuens et leurs yams se sont établies de multiples et intimes participations. Comme les Dobuens, les yams ont des lignées. Une lignée donnée de yams est solidaire — on devrait même dire, se regarde comme solidaire — d’une famille humaine (« famille » pris au sens spécial de ce mot chez les Papous de Dobu). Les yams de cette lignée ne consentiront à pousser que sur le terrain appartenant à cette famille, et cultivé par elle avec le secours de formules secrètes, qui sont aussi sa propriété exclusive. Plantez-les ailleurs :

  1. Dr R. F. Fortune, Sorcerers of Dobu, p. 109.