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les faits du monde perçu par les sens. Elle est extra-spatiale et, par suite, au moins sous un certain aspect, extra-temporelle. Sans doute, elle précède encore son effet, et ce sera le ressentiment éprouvé par un nouveau mort, par exemple, qui le déterminera à infliger telle ou telle souffrance aux survivants. Mais néanmoins, le fait que les forces mystiques, qui sont les causes, demeurent invisibles et insaisissables aux moyens ordinaires de perception, empêche de les situer dans le temps comme dans l’espace, et souvent ne permet pas de les individualiser. Elles flottent, elles rayonnent pour ainsi dire, venues d’une région inaccessible ; elles entourent de toutes parts l’homme qui ne s’étonne pas de les sentir présentes en plusieurs endroits à la fois. Le monde de l’expérience qui se constitue ainsi pour la mentalité primitive peut paraître plus riche que le nôtre, comme je l’ai dit plus haut, non pas seulement parce que cette expérience comprend des éléments que la nôtre ne contient pas, mais aussi parce que la structure en est autre. Ces éléments mystiques semblent impliquer, pour la mentalité primitive, comme une dimension supplémentaire que la nôtre ignore, non pas une dimension de l’espace précisément, mais plutôt une dimension de l’expérience dans son ensemble. C’est cette constitution particulière de l’expérience qui fait que les primitifs considèrent comme simples et naturels des modes de causalité qui sont pour nous irreprésentables.

Quand nous disons qu’un empoisonnement a causé la mort, nous nous représentons un grand nombre de phénomènes qui ont suivi l’ingestion du poison, dans un ordre déterminé. La substance introduite dans le corps aura agi, par exemple, sur tel ou tel tissu, tel ou tel viscère ; cette action aura retenti sur les centres nerveux, l’appareil respiratoire aura par suite été atteint, etc., jusqu’à ce qu’enfin l’ensemble des fonctions physiologiques se soit trouvé arrêté. Pour la mentalité primitive, si le poison agit, c’est uniquement parce que la victime aura été condamnée (doomed). Le lien est établi entre la mort d’une part, et l’action fatale du sortilège d’autre part. Tous les phénomènes intermédiaires sont sans importance.

(M. P., pages 85-88.)