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condensé dans une hiérarchie de concepts qui se coordonnent et se subordonnent les uns aux autres. Dans les sociétés inférieures, il consiste en un nombre souvent immense de représentations collectives, complexes et volumineuses. Il s’y transmet donc presque uniquement par la mémoire. Dans tout le cours de la vie, qu’il s’agisse de choses sacrées ou profanes, un appel qui chez nous provoque, sans que nous ayons besoin de le vouloir, l’exercice de la fonction logique, éveille, chez le primitif, un souvenir complexe et souvent mystique sur lequel se règle l’action. Et cette mémoire même a une tonalité spéciale qui la distingue de la nôtre. L’emploi constant du mécanisme logique impliqué par les concepts abstraits, l’usage pour ainsi dire naturel de langues qui reposent sur ce mécanisme disposent notre mémoire à retenir de préférence les rapports qui ont une importance prépondérante au point de vue objectif et logique. Dans la mentalité prélogique, la mémoire a un aspect et des tendances tout autres parce que son matériel est autre. Elle est à la fois très fidèle et très affective.

Les préliaisons, les préperceptions, les préraisonnements qui occupent tant de place dans la mentalité des sociétés inférieures n’impliquent point d’activité logique, et sont simplement confiés à la mémoire. Il faut donc nous attendre à voir la mémoire extrêmement développée chez les primitifs. C’est en effet ce que les observateurs nous rapportent. Mais comme ils supposent, sans y réfléchir, qu’elle a juste les mêmes fonctions là que dans nos sociétés, ils s’en montrent surpris et déconcertés. Il leur semble qu’elle fait des tours de force, alors qu’elle est simplement dans son exercice normal. « Sous beaucoup de rapports, disent MM. Spencer et Gillen en parlant de leurs Australiens, leur mémoire est phénoménale[1]. »

Une forme particulièrement remarquable de cette mémoire si développée chez les primitifs est celle qui conserve jusque dans les moindres détails les images des endroits par où ils ont passé, et qui leur permet de retrouver leur route avec une sûreté qui confond les Européens. Cette mémoire topographique, chez les Indiens de l’Amérique du Nord, « tient du prodige : il leur suffit d’avoir été une seule fois dans un

  1. The native tribes of Central Australia, pp. 25-26, p. 483.