Page:Lévy-Bruhl - Morceaux choisis, 1936.djvu/22

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

orientée, qui ne serait pas régie, comme la nôtre, par un idéal aristotélicien, c’est-à-dire conceptuel, et dont les représentations seraient souvent d’une nature essentiellement émotionnelle, la généralité ne résiderait-elle pas ailleurs que dans les idées ? Elle ne serait pas alors proprement « connue », mais plutôt « sentie ». L’élément général ne consisterait pas en un caractère constant, objet de perception intellectuelle, mais plutôt en une coloration, ou, si l’on veut, une tonalité commune à certaines représentations, que le sujet saisirait aussitôt comme leur appartenant à toutes.

Pour désigner à la fois la nature émotionnelle et la généralité de cet élément, d’ailleurs inséparable des autres dans ces représentations, ne pourrait-on dire qu’elles ressortissent à une catégorie affective ? « Catégorie » ne serait pris ici ni au sens aristotélicien ni au sens kantien, mais simplement comme principe d’unité dans l’esprit, pour des représentations qui, tout en différant entre elles par tout ou partie de leur contenu, l’affectent cependant de la même manière. En d’autres termes, quelle que soit la puissance invisible, quelle que soit l’influence surnaturelle dont le primitif soupçonne ou perçoit la présence ou l’action, à peine y est-il attentif qu’une vague émotionnelle, plus ou moins forte, envahit sa conscience ; toutes les représentations de ce genre en sont semblablement imprégnées. Chacune d’elles prend ainsi une tonalité qui replonge aussitôt le sujet dans un état affectif dont il a déjà eu maintes fois l’expérience. Il n’a donc pas besoin d’un acte intellectuel pour le reconnaître. La catégorie affective du surnaturel est entrée en jeu.

Tel est, semble-t-il, le sens profond des témoignages si nombreux où les primitifs nous disent, sous des formes variées : « Le fond de nos idées des puissances invisibles, c’est la crainte qu’elles nous inspirent. » — « Nous ne croyons pas ; nous avons peur. » Ce qu’ils veulent caractériser ainsi, c’est l’élément fondamental et général de leurs représentations relatives aux êtres du monde surnaturel. Cet élément n’est pas lui-même représenté au sens propre du mot ; il est senti, et aussitôt reconnu.

Il y aurait sans doute lieu de rechercher si cette catégorie affective appartient exclusivement à la mentalité primitive, ou si elle ne correspond pas plutôt à une attitude constante de l’homme en présence du surnaturel. Plus facile à discerner