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Dans beaucoup de langues primitives, la surabondance luxuriante du vocabulaire, touchant les êtres vivants sur qui l’intérêt des indigènes se concentre, est à la fois le signe que, sur ce domaine au moins, leur pensée est peu conceptuelle, et un obstacle à ce qu’elle le devienne davantage. Ils sont ainsi peu portés à comparer pour classer, et pour substituer aux images spécifiques proprement dites, des idées générales et abstraites, moins riches de détails, mais plus maniables. Admirablement renseignés, de leur point de vue, ils en savent certainement plus sur les plantes et les animaux de leur région, que nos paysans sur la flore et la faune de leur canton. Mais ce savoir reste collé à ses objets particuliers et, par suite, inorganisé, non systématique, fragmentaire. Quand l’Australien se trouve en présence de traces, d’apparences, de signes, qu’il a appris à interpréter, les conclusions qu’il en tire sont en général infaillibles. Mais cette extraordinaire aptitude acquise a sa rançon. Il la paie de l’absence à peu près complète d’idées générales sur lesquelles l’esprit aurait pu exercer son activité et qui, incorporées à la langue sous forme de concepts, seraient devenues le plus précieux des patrimoines pour les générations futures. Sans la merveilleuse adaptation de ces Australiens à leur milieu, il leur aurait été très difficile, peut-être impossible, d’en tirer de quoi vivre. Mais, précisément, parce qu’elle est si exacte, elle a mis leur intelligence, pour ainsi dire, au cran d’arrêt.

(My. P., pages 50-51.)

Puissance de l’émotion.

Un shaman eskimo, Aua, a fait à M. Kn. Rasmussen un intéressant récit de sa propre vie. Il s’est prêté avec autant de dévouement que d’intelligence, à l’effort du célèbre explorateur pour pénétrer jusqu’au fond de la mentalité eskimo. Pour exprimer la prédominance des éléments émotionnels dans les représentations des puissances invisibles, il a trouvé une formule saisissante : « Nous ne croyons pas : nous avons peur ! » Et il la développe dans les termes suivants : « Toutes nos coutumes viennent de la vie et sont tournées vers la vie (répondent à des besoins de la pratique). Nous n’expliquons rien, nous ne croyons rien (point de représentations prove-