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CHAPITRE IX

L’INDIVIDU, SA VIE ET SA MORT

Le sentiment du moi chez les primitifs.

Mes sentiments, mes pensées, mes souvenirs, c’est moi. Ma tête, mes bras, mes jambes, mes organes internes, etc., c’est encore moi. Tout le reste de ce que je perçois n’est pas moi. Mon individualité est ainsi saisie par ma conscience et circonscrite par la surface de mon corps, et je crois que celle de mon voisin l’est précisément comme la mienne.

Chez les primitifs aussi, chaque personne se rapporte à elle-même ses états de conscience, ses membres et ses organes. Certaines langues, comme on l’a vu plus haut, expriment même ce fait par la suffixation de pronoms personnels aux substantifs qui désignent ces éléments de l’individu. Mais cette suffixation s’étend plus loin. Elle s’applique aussi aux noms des objets qui sont en relation intime avec l’individu, et qui font, pour ainsi dire, corps avec lui. En effet, dans les représentations des primitifs, comme on l’a remarqué souvent, l’individualité de chacun ne s’arrête pas à la périphérie de sa personne. Les frontières en sont indécises, mal déterminées, et même variables selon que les individus possèdent plus ou moins de force mystique ou de mana.

Tout d’abord, la mentalité primitive y comprend, avec le corps lui-même, ce qui croît sur lui, et ce qui en sort, les sécrétions et les excrétions : cheveux, poils, ongles, larmes,