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pouvait-il en être autrement ? — des concepts qui leur paraissaient correspondre à la réalité qu’ils avaient à exprimer. Mais, précisément parce que c’étaient des concepts, entourés de l’atmosphère logique propre à la mentalité européenne, l’expression déformait ce qu’elle prétendait rendre. Traduction équivalait à trahison. Les exemples se présentent en foule. Pour désigner l’être, ou plutôt les êtres invisibles qui constituent, avec son corps, la personnalité du primitif, presque tous les observateurs ont employé le mot « âme ». On sait les confusions et les erreurs qu’a engendrées cet usage d’un concept que les primitifs ne possèdent pas. Toute une théorie, jadis très en faveur, et qui garde encore aujourd’hui nombre de partisans, repose sur le postulat implicite qu’un concept « âme » ou « esprit », semblable au nôtre, existe chez les primitifs. De même pour les expressions « famille », « mariage », « propriété », etc. Les observateurs ont dû s’en servir pour décrire des institutions qui présentaient des analogies, frappantes semblait-il, avec les nôtres. Pourtant, ici encore, une étude attentive montre que les représentations collectives des primitifs n’entrent pas sans se fausser dans le cadre de nos concepts.

Les observateurs appellent couramment du nom de « monnaie » les coquillages dont les indigènes se servent pour leurs échanges, dans certaines régions, en Mélanésie entre autres. Récemment, M. Richard Thurnwald a fait voir que ce Muschelgeld (numéraire en coquillages) ne correspond pas exactement à ce que nous désignons par « monnaie ». Pour nous, il s’agit d’un intermédiaire (métal ou papier, peu importe ici), qui rend possible d’échanger n’importe quoi contre n’importe quoi. C’est un instrument universel d’échange. Mais les Mélanésiens n’ont guère de concept général de cette sorte. Leurs représentations restent plus concrètes. Les indigènes des îles Salomon, comme leurs voisins, emploient des coquillages pour leurs achats, mais toujours avec une spécification bien définie. « Cette monnaie, écrit M. Thurnwald, sert essentiellement à deux fins principales : 1o à se procurer une femme (en mariage) ; 2o à acquérir des alliés pour faire la guerre, et à payer la compensation due pour les morts, que ceux-ci aient été tués par simple meurtre ou dans un combat.

« Nous comprenons par là que la « monnaie » ne sert pas,