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n’est pas poète ; il n’a pas le don merveilleux, la magie souveraine, qui adoucit les vérités cruelles et apaise les contrastes douloureux. Mais justement, c’est le mélange d’un réalisme cru et d’un idéalisme raffiné qui donne à ce morceau, à défaut de mérite poétique, une étrange saveur historique. « Avec toutes leurs qualités naturelles, dit Herder en substance, les Allemands sont malheureux chez eux. Le besoin les presse et la misère les chasse au dehors. » Ce n’est pas d’aujourd’hui que les choses en sont à ce point. La veuve de Luther n’a-t-elle pas dû implorer du roi de Danemark les secours qu’elle ne trouvait pas en Allemagne ? Kepler n’est-il pas mort de faim ? Regardez dans tout l’univers : en Angleterre, en Transylvanie, en Russie, les plus travailleurs, les plus artistes, les plus inventeurs ne sont-ils pas des Allemands ? L’Allemagne seule ne leur donne pas à vivre. Et cependant ils sont, au service de leurs maîtres héréditaires, « d’une fidélité de chiens ». Ils se laissent vendre et exporter sans résistance sur les bords du Mississipi ou de l’Ohio. L’esclave mort, le maître supprime la solde. Sa femme et ses enfants périssent à leur tour. Qu’importe ? le prince a besoin d’argent.

Ce n’est pas que Herder conseille la vengeance ou la révolte à ces « nègres allemands >. Il trouve bon au contraire qu’ils s’en remettent à Dieu, et qu’ils attendent du temps la justice infaillible. Quelle est donc la gloire nationale de ce peuple si maltraité et si patient ? C’est justement qu’il s’oublie lui-même pour se consacrer au progrès de l’humanité : c’est que tous y travaillent à cette œuvre sainte, obscurs et résignés, avec dévouement, sans aucune arrière--