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CHAPITRE I

le Fond[1] de toute connaissance sans différenciation. Donc il est la parole du Bouddha. — Autre que la lettre. Le Sens n’en est pas comme la lettre ; donc on ne peut pas connaître, en s’en tenant au sens littéral, qu’il n’est pas la parole du Bouddha. À propos de l’argument : « Au début, pas de Prophétie », on répondra peut-être que Bhagavat n’a pas prédit cet événement à venir par Impassibilité[2]. Il montre dans un vers que l’Apathie[3] est ici hors de mise.

  1. Âçraya. J’ai partout rendu ce mot par « Fond » ; mais il est susceptible d’autres valeurs encore ; il signifie « appui, voisinage, attachement, dépendance, rapport, base, soutien, asile, local, contenant ».
  2. Anâbhoga. L’expression, fréquente dans notre texte, me semble manquer au sanscrit classique. Le tibétain la rend ici exceptionnellement par ćhed du ma dgoṅs’nas « parce qu’il [Bhagavat] n’a pas de pensée intéressée » ; mais partout ailleurs il adopte comme équivalent : lhun gyis gruh pa, que le Dictionnaire de S. C. Das rend par « miraculously sprung or grown, formed all at once, self-created, not contrived by human labour ». Le chinois a régulièrement wou kong yong « qui n’a pas été modifié en vue d’un certain usage par le travail ». Les deux traductions prouvent qu’il ne faut pas chercher ici le mot âbhoga de la langue classique, dérivé de la racine bhuj, « plier », et qui a le sens de « inflexion, courbure, extension, variété », mais un dérivé particulier de la racine bhuj « jouir de, utiliser ». Ce verbe â-bhuj qui n’est pas encore attesté signifierait « utiliser en ramenant à soi, adapter à sa propre jouissance ». C’est le même mot âbhoga qui paraît si fréquemment dans la leçon qui conclut les avadâna : ekântaçukleṣv eva karmasv âbhogaḥ karaṇîyaḥ « il ne faut faire d’âbhoga que pour les actes absolument honnêtes », il ne faut « entrer en jouissance » que dans ce cas. L’idée exprimée par bhuj dans la langue philosophique de l’Inde n’a pas, que je sache, d’équivalent exact en français ; bhuj y signifie « participer à, utiliser un acte, éprouver un sentiment » et couvre toutes les manifestations de la personnalité dans sa vie passive, tant au dedans qu’au dehors, comme le verbe kar « faire » couvre toutes les manifestations de sa vie active. La notion d’anâbhoga est rendue plus nette inf. IX, 18-19 ; la prédication anâbhoga des Bouddhas y est comparée à une musique qui sortirait d’instruments sans qu’on les ait battus ; leur activité anâbhoga est comparée à une pierrerie qui sans aucun travail manifeste son éclat. L’une et l’autre ne recueillent ni ne subissent rien du dehors ; elles sont sans passivité ; elles sont donc bien « spontanées », « sans facteur d’appropriation », comme portent le tibétain et le chinois ; leur fonctionnement est libre et autonome. J’adopte la traduction « Impassibilité » d’autant plus volontiers que le texte donne immédiatement après, comme le substitut à anâbhoga le mot upekṣâ que je traduis par « apathie », mot étroitement apparenté par son étymologie à « impassibilité ». Cf. aussi XX, 16 où upekṣaka est glosé par anâbhoga°.
  3. Upekṣâ. V. les textes cités par Lavallée-Poussin, Madhyamaka-vṛtti, p. 369, n. 1. L’ « indifférence » au sens étymologique rendrait bien ce mot, puisque l’upeksâ est définie XVIII, 61 comme « la connaissance sans différenciation » (nirvikalpa-jñâna). Mais le mot a pris dans la langue courante une valeur péjorative si marquée que son emploi risquerait de fausser la