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degrés de la vie. Les plus heureux sont les plus méritants, aussi longtemps du moins que dure le bénéfice des mérites acquis ; et les plus vertueux sont aussi les plus pratiques puisqu’ils renouvellent leur provision toujours en voie de s’épuiser. Ainsi l’échelle sociale est une échelle de valeurs morales, mesurées à l’angle de l’infini, et pour être né au premier rang de la hiérarchie le brahmane conserve jusqu’à sa mort ses privilèges imprescriptibles. On l’appelle « le dieu sur la terre » ; on l’appelle aussi « la bouche des dieux », et c’est une fonction dont il consent volontiers à s’acquitter pour la satisfaction des dévots. Sa primauté reconnue est la garantie préalable et le soutien de tout l’échafaudage social ; les castes se classent par rapport à lui ; sa personne symbolise tout un système rigoureusement ordonné de croyances et d’institutions. Et par lui se parachève un des paradoxes de l’Inde : le brahmanisme, religion amorphe, sans chef, sans clergé, sans orthodoxie, sans programme, a fait l’unité de l’Inde. Et son travail se poursuit encore, il annexe sans relâche de nouveaux prosélytes. Les tribus de la jungle aspirent à posséder elles aussi leur brahmane ; amené par séduction ou par razzia, le brahmane commence par reconnaître dans les fétiches du clan un avatar masqué de ses divinités ; il découvre ensuite à l’usage du chef du clan une généalogie qui le rattache aux cycles épiques ; il impose en retour ses pratiques, et surtout le respect de la vache, article initial de son credo. Saint Rémi et Clovis sont encore de la vie courante dans l’Inde.

Cette religion singulière est pourtant le véhicule d’une des morales les plus sublimes que le monde ait produites.