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rais tant voulu inspecter de mes yeux les inscriptions du temple ! « Vois, dis-je, à mon compagnon, tu me refuses l’entrée, et voici un chien qui… » — « Un chien est un chien, me répondit-il, et tu es un Mleccha. » Un Mleccha, c’est au sens propre, un homme qui bégaie ou balbutie des sons inintelligibles, tels les « barbares » des Grecs ; en fait, le Mleccha comme le barbare est l’homme qui n’appartient pas à la communauté. Mais quel est le lien de cette communauté ? En dernière analyse, ce n’est pas le dieu, c’est le prêtre — encore une approximation qu’il va falloir rectifier ; c’est le brahmane. Le brahmane n’est ni un savant, ni un dévot, ni un voyant, ni un ministre du culte consacré par l’ordination. Comme le disait Beaumarchais de la noblesse de son temps, il s’est donné la peine de naître. Mais quelle différence dans la valeur des mêmes mots ! Nous touchons ici la croyance fondamentale sur laquelle repose tout le système des dogmes, des doctrines, de la vie dans l’Inde. Le privilège de la naissance qui choquait Figaro comme une atteinte à la justice et à la raison, est pour l’Hindou la réalisation intégrale de la justice immanente. La vie présente n’est pas le drame poignant de Pascal, pressé entre le mystère de deux éternités ; elle n’est qu’une courte phase dans un enchaînement infini de renaissances, le total provisoire d’un insondable passé, l’amorce d’un insondable avenir. Au cours de ce voyage sans fin à travers le temps et l’espace, la forme humaine n’est qu’une résultante éphémère de facteurs ; l’animal, la plante, le dieu même aussi bien que le démon ne sont que la halte temporaire d’une âme de passage. Une immense solidarité de douleur enchaîne tous les êtres à tous les