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trente-quatrième runo

pour voir qui jouait ainsi sur la colline, qui ébranlait d’accords aussi éclatants les vastes bruyères.

Un lugubre spectacle, une vérité sinistre s’offrit à ses yeux. Il vit sa femme morte, sa belle compagne gisant inanimée dans la cour, sur le vert gazon.

Longtemps il resta là, le cœur brisé ; il pleura des larmes amères, il pleura toute la nuit. Son âme ressemble à la poix noire, son cœur n’est pas plus brillant que la suie[1].

Cependant, Kullervo poursuit sa route ; il erre çà et là dans l’espace pendant le jour ; il rôde le long des bruyères ; il s’enfonce dans les hautes futaies de Hiisi ; mais, quand vient la nuit ténébreuse, il se couche sur un banc de gazon.

Là, l’orphelin, l’abandonné, pense et médite : « Qui donc m’a donné l’être, qui a créé l’homme misérable, pour errer ainsi, toujours, sans asile, sous le ciel bleu ?

« Les autres ont une maison où aller, une demeure où se réfugier. Ma maison à moi, c’est le désert ; ma demeure, la lande stérile ; le vent du nord est mon foyer ; la pluie, mon bain de vapeur.

« Ô grand Jumala, tant que dureront les jours de la vie, ne crée plus d’enfants abandonnés et sans famille ; n’envoie plus sur la terre d’enfants privés de père, privés, surtout, de mère, comme tu m’y as envoyé, moi, le malheureux ! J’ai été créé comme au milieu des vers de terre, comme au milieu des aigles de mer ! Cependant, le jour brille pour l’hirondelle, il brille même pour le passereau ; mais tandis qu’il sourit aux oiseaux du ciel, les ténèbres sont mon partage ; jamais la joie ne s’est levée sur ma vie.

« J’ignore qui m’a enfanté, qui n’a donné de voir la lumière du jour. Est-ce l’oie qui m’a déposé sur un sentier, le canard qui m’a couvé dans un marais, la sar-

  1. « Mieli ei tervoa parempi, syän ei sytla valkeampi. » Proverbe finnois exprimant un profond désespoir.