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LE KALEVALA

mes marais, mes prairies luxuriantes, mes lacs limpides, mes rivages sablonneux ; je les abandonne aux bains des femmes du village, aux courses errantes des bergers.

« Oui, je laisse les marais à ceux qui veulent les piétiner, les champs à ceux qui veulent les labourer, les bosquets à ceux qui veulent s’y reposer, les landes à ceux qui veulent les parcourir, les barrières des champs, les grilles de l’enclos à ceux qui veulent les franchir, les murs à ceux qui veulent s’y appuyer, le plancher de la chambre à ceux qui veulent le balayer ; je laisse les plaines au renne, les déserts à la loutre, les forêts défrichées à l’oie, les bois chargés de verdure aux oiseaux.

« Je quitte ces lieux, exilée, je m’en vais, en compagnie d’un autre, dans le sein d’une sombre nuit d’automne, sur le chemin glissant du printemps, en sorte qu’aucune trace de mes pas n’apparaîtra sur la glace, que le tissu de ma robe ne trempera point dans la poussière humide, que ses plis ne flotteront point dans la neige[1].

« Quand je reviendrai dans ces lieux, quand je reverrai cette maison, ma mère n’entendra peut-être point ma voix, mon père sera peut-être sourd à mes sanglots, lors même que je gémirais, que je pleurerais sur leur tombe, car déjà un frais gazon s’étalera, une tige de genevrier s’élèvera sur la chair de ma douce mère, sur les joues de ma chère nourrice[2].

« Quand je reviendrai dans ces lieux, quand je reverrai ce vaste domaine, deux choses seulement peut-être me reconnaîtront : le lien le plus bas de la palissade de l’enclos, la borne la plus extrême du champ, car je les ai fixés, je les ai plantés moi-même aux jours de ma jeunesse.

« La vache de ma mère que j’ai abreuvée tant de fois tandis que j’étais jeune fille, que j’ai si bien soignée, tandis qu’elle grandissait encore, la vache de ma mère

  1. C’est-à-dire qu’il ne restera aucune trace de la jeune fille sur la route qui va la séparer de la maison paternelle.
  2. Sur la tombe de ses parents.