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cet exercice intellectuel entretient ma clairvoyance et conserve ma dignité. Le travail manuel profite à ma santé ; il me donne en outre la satisfaction d’un office utile par quoi je suis en règle avec la société.

J’ai pris ma lampe et, dans une glace pendue à l’espagnolette de ma fenêtre, j’ai constaté qu’une louable sérénité éclairait mon visage. De quoi me plaindrais-je ? ma solitude et ma condition m’ont instruite profondément : je suis débarrassée d’un maquillage produit par les livres, par l’éducation première ; je juge, j’analyse, je réprouve et je nie, seule contre l’opinion admise, j’attends, je souffre, j’ai des consolations, je vis, quoi !

Allons, allons, désormais pas d’imaginations, pas de projets malsains, pas de désertion ! Et pour être bien sûre de rester dans le bien et dans la vérité, avant de me coucher, j’ai déchiré mes diplômes cachés au fond d’une malle, comme une personne guérie d’une vilaine maladie déchire les ordonnances médicales, et l’on peut venir : Voyez mon tablier bleu, mes mains raboteuses… moi ? J’ai toujours été « du peuple », je n’ai jamais su que ce que les enfants m’ont appris, je n’ai jamais rêvé de changer ma situation…

Je vais bien dormir d’un sommeil souriant, j’en suis sûre : dans ma poche, j’ai retrouvé des miettes de pâtisserie. Kliner, revenant de déjeuner à la maison, m’a offert, en cachette, derrière le poêle, un morceau de gaufrette de la dimension d’un timbre poste, soigneusement au chaud dans le creux de sa main.