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tel, quitte à revenir ensuite, bras-dessus bras-dessous, écouter hypocritement, et d’un air confit, tel ou tel : « Les deux Léon vont se faire attraper, et ce sera pain bénit… », disait Lemaître.

Il y avait un troisième Léon, notre cher Léon de Montesquiou, tombé héroïquement depuis, à l’attaque de Champagne, le 25 septembre 1915. Ce « héros raisonnable », — comme a dit Vaugeois, — parlait peu, écoutait beaucoup, en tordant ses longues moustaches blondes, puis, de temps en temps, de sa forte voix, plaçait un mot précis, décisif, qui montrait son jugement et sa compétence. Mme de Loynes l’aimait et comprenait ce quelque chose de grave, de doux, d’inébranlable qui était en lui, son âme fière et attentive. Soudain, à une bonne bourde lancée par un de nous, à une plaisanterie de Lemaître ou de Grosclaude, à une réflexion de Capus, Montesquiou éclatait d’un rire franc, sonore, communicatif, inoubliable. Car il n’y avait pas vivant plus proche des gens et des choses, plus compréhensif, plus chaud de cœur que cet aristo entre les aristos. Le resplendissement de sa droiture faisait son autorité. Sa mort est, pour le pays, une perte irréparable… Et comme il était délicatement bon !

Berthoulat, directeur de la Liberté, était sympathique à tous les habitués. C’était généralement lui qui apportait les nouvelles, les soirs de grande séance à la Chambre, et il était en conséquence excusé pour un retard d’une demi-heure, même de trois quarts d’heure. Pauline avait soin qu’on lui mît les plats au chaud. Il racontait tout en mangeant, désolé de ne pouvoir savourer davantage, jetant des regards tristes aux mets exquis que notre curiosité l’obligeait ainsi à saboter. Mme de Loynes compensait ce Tantale par toutes sortes de gentilles petites attentions et de gâteries. Car elle portait aux choses de la politique, jusque dans les petits détails, un intérêt passionné, et elle savait gré à Berthoulat de ne jamais farder la vérité, même désagréable. Nous traitions tous cette femme âgée et sensible comme si elle avait eu trente ans, tant sa force morale était d’un beau métal. On s’appuyait à son énergie, comme on se fiait à sa perspicacité.

Elle avait en horreur Zola, son école et le naturalisme. Cependant elle s’était toujours intéressée au Théâtre libre et à Antoine, dont elle admirait, comme nous tous, le génie scé-