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dotes empoisonnées et les gens fuyaient son approche jusqu’au fin fond du buffet… Arrangez cela. L’ennui serait-il plus fort que la haine, que le caïnisme naturel aux frères humains ?

Jean Richepin, en pleine Chanson des gueux, était cambré, piaffant, poilu, jeune et beau. Edmond Haraucourt était jeune et hideux. Il venait de publier un livre de vers obscènes, que recherchaient les vieillards et les collégiens, intitulé la Légende des sexes, et qui lui valut depuis pas mal d’embêtements, moins vifs à coup sûr que celui du lecteur. Imaginez un menton de galoche au poil rare, sous un visage mou et grisâtre de batracien aux yeux écarquillés. Se croyant un « superbe laid », comme disaient les romantiques, une gargouille de choix, il vociférait ses vers en bombant le torse, au milieu des dames épouvantées, avec une allure de toréador. Comme il répétait qu’il était un mâle, qu’il voulait une poésie mâle et rude, qu’il ne s’intéressait qu’aux actions mâles, nous l’appelions entre nous « le mâle blanc ». Il endossait déjà l’armure de Leconte de Lisle. Mais ce n’est que longtemps après qu’il a obtenu la conservation du Musée de Cluny en flagornant Waldeck-Rousseau, qualifié par lui de Périclès !

Mme Sarah Bernhardt, quand elle ne jouait pas, venait aussi rue de Grenelle. En dépit de la légende, elle était de beaucoup la plus naturelle des comédiennes qu’il m’a été permis d’approcher. Je dirai la même chose de Mounet-Sully, que j’ai vu d’ailleurs de plus près que sa glorieuse partenaire d’Hernani. Mme Sarah Bernhardt, dans le monde est toute grâce et amabilité, sans aucune affectation, même de simplicité. Quant à Mounet-Sully, c’est une âme noble et haut placée, mais c’est aussi un juge très sûr de ce qui sonne juste ou faux en littérature, et il n’a aucun des travers si fréquents chez ceux de son métier. Les deux protagonistes de la tragédie classique et du drame romantique ont échappé aux trivialités du cabotinage.

Je n’en dirai pas autant de Jules Massenet, mélange singulier de puérilisme, de science, d’énervement sexuel et de comédie. On le voyait arriver la mine au vent, l’air inquiet, les cheveux plats, rejetés en arrière, les mains dans les poches de son veston, mâchonnant toujours quelque chose qui finissait en compliment excessif. Incapable d’observation, n’ayant pas le temps de faire un choix, il partait de ce principe que les