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débile, hésitant ainsi qu’une très vieille femme et fuyant les responsabilités. Il m’est arrivé de « consulter Paul ». Ce fut une de mes stupeurs les plus vives, tellement que je me suis demandé souvent depuis si l’absence totale de caractère n’est pas une condition de la haute industrie. J’ai vu de près ce grand patron et la révolution sociale. Leur infirmité m’a semblé égale et leur réservoir de désillusion identique.

Paul Ménard avait néanmoins une passion discrète : l’horreur du catholicisme, du clergé, des moines. Trop craintif pour la manifester, il se contentait d’approuver d’un grand signe de tête, d’un «juste » retentissant, les attaques à la religion, d’ailleurs moins fréquentes qu’on ne le suppose, qui se produisaient à sa table ou dans son salon. Son œil étincelait de colère, quand sur les routes de son Midi, il rencontrait, comme il disait, « un ratichon » et j’ai compris, par cette rage recuite, à quel point les rancunes huguenotes, ethniquement conservées, sont un facteur important de l’anticléricalisme républicain. Dans le fond, et bien qu’il se dît sceptique, Paul Ménard était un dévot, mais un dévot de l’urne qui s’oppose à la croix, sur les portes des cimetières du Languedoc. C’est dans sa bouche que j’ai entendu, pour la première fois, cette révélation que la haute armée était « une jésuitière ». La haine du sabre était ainsi chez lui une dépendance et une conséquence de la haine effrénée du goupillon.

Édouard Lockroy, le gendre de Hugo, homme léger, séduisant, ignorant et habile, d’une fourberie tout italienne, fréquentait assidûment chez les Ménard-Dorian, mais n’y était aimé de personne autre que de moi. J’appris à le connaître plus tard. On s’abstenait donc, en ma présence, de jugements sur son caractère et sur ses actes ; mais je surprenais, dans les regards et les silences à son endroit, des réticences qui m’étonnaient. Clemenceau, Ménard et Périn le considéraient de longue date comme peu sûr, ainsi que je dus m’en rendre compte. Il était plus gai qu’eux, doué d’ironie, fort rancunier quand on l’avait blessé. Privé de culture comme un enfant de la balle qu’il était, il se mêlait aux conversations avec une grande souplesse, éludant les questions précises, glissant sur les noms d’auteurs et les titres d’ouvrages, touche-à-tout et farceur, mûr déjà pour le portefeuille de l’Instruction Publique.