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et dans la terreur, que nos parents nous ont appris, que nous avons tracés sur des feuilles volantes et dans les actes solennels de la vie, qu’on grave sur les tombeaux des riches, ces signes auxquels adhère la poussière de la gloire et qui sont si caducs, si loin de nous, si peu nôtres qu’il faut les attacher avec des ficelles, car on ne les reconnaît plus. Je regardais attentivement ces morts nombreux et parallèles, séparés par des cloisons de toile blanche, couchés comme dans des lits étroits, bien appliqués contre le sol et vaincus par la pesanteur : il y avait des pauvresses, aux seins flasques et disparus, car la mamelle est encore un luxe. Voilà toute la merveille de la joie voluptueuse serrée, telle une charogne, par une caisse de bois stricte. Pourquoi ces ventres flétris et ratatinés avaient-ils enfanté dans la misère et le froid, par des nuits plus noires qu’il ne faut, des êtres voués eux-mêmes à se perpétuer, la misère créant l’alcool, l’alcool le vice, le vice le crime, et le crime désolant la race ? Et peut-être de ces ventres pitoyables, tables froides du plus maigre festin d’amour, était sorti l’être sublime, fait de misère, de froid, d’alcool, de crime et de vice, mais par là capable de comprendre sa race, de tout transformer en splendeur et de prêter des ailes aux choses basses, l’être indispensable et nécessaire qui soulève un monde trop plat, donne aux malheureux l’héroïsme, rattache les noms sur les visages, ruine le frêle bâtiment d’une science abjecte…

… Et, à côté des femmes, je vis des enfants, lamentables échecs du destin, avortements d’après la naissance, petites dépouilles massacrées, dont les membres grêles portaient encore les traces furieuses d’une courte vie. Auprès d’eux, les hommes, dont l’attribut est la force, et qui furent toujours si faibles, les pauvres hommes sans muscles, creusés partout où l’on doit être gras, et lapidés par le malheur. Ô corps exposés sans pudeur aux outrages de l’air, sur qui, à travers les planches disjointes, tombe-