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chéri… Bonsoir… Bé… Bé… Bé… Gueu… gueu… » Horreur, un jet de sang a jailli sur ma face ! Je voudrais me sauver. Je ne le puis. Je suis prisonnier du brancard !… Chacun s’effare ! Qu’y a-t-il donc ? On emporte la victime inerte et sanglante, couverte de pinces qui s’entrechoquent sinistres : « C’est un malheur, messieurs, c’est un malheur heureusement très rare. » Et Malasvon, superbe dans son gilet, son habit, la tête droite, éponge son front où perle la sueur. Tismet lui passe des compresses. Il a mis son lorgnon : il est très beau, très digne, Tismet… « À une autre… À l’autre »… Cela continue ; c’est un vertige, un tourbillon : l’odeur du chloroforme, l’électricité, les haleines des assistants, l’acide phénique, les murmures et les ordres : « Pince… Éponge… Bistouri… Sonde cannelée… Éponge… Pince… » Oh, les lamentations égarées des malades ! « À une autre… La tumeur… vite… » La pendule même semble pressée. La voix de Malasvon, obstinée, rauque d’effort : « Ah, messieurs, elle résiste… Mais nous l’aurons. » Un han furieux : « La voilà ! Examinez. Faites passer. » Une boule de chair sanglante voltige. Applaudissements.

Je sens que mon tour approche. Je prie éperdument, et je n’écoute pas ma prière. La peur me troue comme un couteau. Je tremble d’un fourmillement de frissons, les uns chauds et les autres froids. J’ai l’envie de demander grâce et en même temps la haine des Morticoles. Celle-ci s’aggrave de la vue de Cudane. On me saisit avec brutalité. On m’étend sur le lit. Malasvon parle de son opération. J’entends un cliquetis d’instruments et je sens, tout près de moi, l’épouvantable odeur du chloroforme. On m’applique violemment sur la bouche la petite boîte mortelle. J’étouffe, j’étouffe. On pompe. On veut donc me tuer ? Au secours ! ........ Comme ces fruits sentent bon ! Je suis très béat dans notre jardin, devant un pommier ; ma mère et mon père marchent à distance, mais il y a matériellement près