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Jusqu’au mardi, je ne vécus pas. Il me semblait à la fois que les heures marchaient trop vite et que celle qui me libérerait de mes terreurs ne sonnerait jamais. Ballotté ainsi entre la crainte et l’espérance, j’interrogeais fiévreusement la surveillante, la petite Marie, les infirmiers, Prunet et Jaury sur la gravité de mon cas, la durée possible de ma convalescence.

Enfin, le fameux jour arriva. Je me réveillai à l’aube. On entendait de près et de loin des malades s’étirer, bâiller et geindre. Dehors, l’aigre cri d’un coq me ramena à des époques passées et m’attendrit davantage sur mon sort. J’eus, à cette seconde, une impression de langueur infinie, presque la béatitude du martyre. Environné d’hostilités et d’indifférence, destiné à un immonde gâchis et peut-être à la mort, moi, Félix Canelon, je sentis mon angoisse s’évanouir comme un amas de brume, alors que le soleil est proche et réchauffe déjà l’horizon. Mon astre, ce fut une plénitude de cœur, une sérénité qui me fit envisager les pires tourments d’un œil calme : « Que ce qui doit être soit ; tout est bien, et le mal n’est qu’un acheminement vers le mieux. » J’observais mes voisins, la salle, la surveillante occupée aux premiers pansements, le veilleur mouchant un rat de cave de ses gros doigts huileux. Des pensées de rachat, de sacrifice, de rédemption par les larmes et les tortures me traversaient l’âme en tièdes tourbillons, y laissaient un angélique sillage. Pendant quelques minutes, dans cette pièce puante, lourde de plaintes, à la lueur clignotante du jour levant, et tandis que le poêle ronflait, j’ai été un saint, j’ai eu la grâce.

Quand l’interne vint me chercher, cet état merveilleux persistait ; mais le fait de me redresser, de me laver le pied au savon, de passer une culotte, des chaussettes et de m’étendre sur un brancard changea mes dispositions ; je redevins le Félix ordinaire, effaré de ce qu’il allait subir. Nous n’eûmes pas un long trajet à parcourir ; après deux