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démarche, tout en lui me paraissait odieux. Son arrivée était annoncée par six coups de cloche. Quand je les comptais, j’avais le cœur serré. Il entrait, suivi de sa troupe. Quelquefois des jeunes gens l’abandonnaient, s’égrenaient dans la salle, causaient et riaient avec des malades, car chez les Morticoles la dureté n’exclut pas une certaine jovialité grinçante. Un petit brun à tête ronde, nommé Prunet, s’était attaché à moi. Il me faisait causer sur ma race, mes parents, les raisons de mon voyage. J’étudiais là plus facilement que chez Jaury, qui, moins jeune, avait plus d’artifice, les naissants caractères nationaux : une extrême mobilité d’esprit, beaucoup de suffisance, une amertume innée, pas assez d’originalité ni de bonté pour résister à l’abrutissement éducatoire et méthodique. Ce petit Prunet, élevé d’une autre manière, eût fait peut-être un homme sain. Dès l’âge le plus tendre on lui avait appris l’obéissance aveugle, le respect du maître, la soumission aux lois stupides qui encombrent la société des Morticoles et qu’ils croient très supérieures à des dogmes, alors qu’elles sont plus creuses et avilissantes. Je le laissais me plaisanter sur mon nom, mon nez, mes manières, me révéler peu à peu cet égoïsme qui ferait de lui, à l’âge adulte, une pierre dans la fronde scientifique, il me dévoila l’inimitié sourde qui existe entre ceux en blouse qui font partie du service, et ceux sans blouse qui sont des irréguliers, de simples assistants.

Quelques-uns de ceux-ci étaient étrangers, venus de contrées singulières. Ils avaient gardé sur leurs visages des rayons trop vifs de soleil, qui leur faisaient des faces jaunes et blêmes où les poils de leurs barbes et de leurs cheveux semblaient des piquants de fruits exotiques. Ils portaient des bagues étincelantes aux doigts, des épingles de couleur à des cravates sales et un linge dégoûtant sous des habits recherchés. Ils parlaient un charabia désagréable et la plupart étaient d’insupportables animaux, plus odieux que les Morticoles, parce que leur cruauté