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die, je criais tout ce qu’on ne peut pas dire, tout ce qui vous monte à l’idée et vous crève de ne pas sortir. Alors je parlais, je parlais ; tout le monde me semblait des camarades et je pardonnais même à nos maîtres. L’alcool, c’est lui le bon Dieu, le paradis. Non, je ne regrette pas ma sale fistule, et, si c’était à refaire, je le referais. Et puis c’est beau chez les marchands de tord-boyau ; c’est pas comme dans nos coquilles. Il y a de l’or aux moulures et des tables propres avec un garçon qu’on commande et qui les essuie. »

Une fois par semaine, mes compagnons recevaient des visites. Je voyais alors ces familles dont ils me parlaient : les femmes, protégées contre le froid par une pellicule d’étoffe noire râpée, sous laquelle frissonne un corps débile, antre de privations que creusent les coups de pioche du destin. Des toux, des tressaillements, de la honte au triste sourire. Pauvres visiteuses inquiètes ! D’une main elles tenaient une orange, fille d’or des contrées de lumière, et j’ai vu la salle Vélâqui égayée tout à coup par ces petites sphères odorantes, porteuses de fraîcheur et de consolation… Puis des enfants de toute taille, prêts déjà pour la maladie, depuis le marmot dont on renonce à moucher l’intarissable fontaine, jusqu’aux longues filles maigres et souffreteuses, qui regardent le père avec un reste de terreur des scènes passées, jusqu’aux jeunes gens, plus timides et frustes encore, qui fixent la pancarte ou la porte par contenance. Mari et femme avaient peu à se dire : les premières nouvelles demandées, quelques souvenirs échangés, ils restaient en général côte à côte sans se parler, elle promenant sur le drap ses mains aux doigts piqués par la couture, toussant de temps à autre et serrant les épaules. Les enfants, honteux ou terrifiés, prenaient le contact avec l’endroit décrié où se passerait leur adolescence, terminée par une brève agonie ; je n’ai jamais vu de vieillards à l’hôpital Typhus. Chez les pauvres, quarante ans représentent l’extrême sénilité.

De même qu’il n’y a que deux ou trois types de misère,