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Le personnel y parle ouvertement des sommes qu’il grappille et qui devraient nous revenir. Ce n’est pas tout : il y a de la monnaie qui devrait être distribuée par quartier aux plus misérables ; eh bien, jamais, vous m’entendez, jamais on n’en voit la couleur.

— Ah, là là là là, j’te crois, s’esclaffa Lepêcheur, gigantesque squelette rongé par l’alcool et la phtisie et célèbre dans la salle pour son appétit fabuleux. Une fois je suis allé, moi, dans un de ces bureaux, par une grande porte sur laquelle il y avait écrit : Secours et Droit des pauvres. Ah, droit des pauvres ! je m’en tords. Droit de crever de misère ; droit de se barbouiller d’ordures. J’arrive dans une cahute ; un petit homme rageur, qui était près d’une petite bouteille et finissait son déjeuner, commence à m’engueuler. Moi, je riposte. On m’a traîné de bureau en bureau en me demandant des tas de certificats, si j’avais des bonnes vie et mœurs, si j’étais vacciné, domicilié dans l’arrondissement, combien j’avais d’enfants, s’ils avaient leurs dents et puis, en fin de compte, on m’a allongé deux francs en m’appelant grand paresseux. »

Chaque jour c’étaient des causeries semblables qui me révélaient les dessous noirs et fétides de la cité. En mettant bout à bout les récits de ces innocents, on arrivait à un tableau de leur existence tel que je ne m’étonnais plus s’ils étaient accablés de maux barbares. Quand on ne mange que des trognons pourris, qu’on respire un air souillé, qu’on est soumis à des travaux excessifs, on peut enrichir la science morticole. J’ai toujours trouvé comique la façon méprisante dont les médecins de cette contrée traitent les malades. Malasvon, furieux de ce que, malgré les vomissements, mon voisin de droite s’obstinait à ne pas lui donner son cadavre, le désignait avec dédain au passage : fistule alcoolique : « Parbleu ! me disait le moribond récalcitrant. Si je n’avais pas eu l’alcool, je n’aurais pas eu une minute de bon. Après cinq ou six verres, j’oubliais tous mes embêtements, le terme, les sales impôts, la mala-