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plus de façons. Ces Morticoles n’avaient donc point d’âmes ! Aucun cœur ne battait sous leurs os desséchés ! La fin, la disparition, l’anéantissement, toutes choses que depuis mon enfance on me représentait comme mystérieuses et formidables, ne prenaient guère, sur cette terre sanglante, plus d’importance qu’un repas ou une partie de plaisir. Nul n’avait droit à la pitié. Les seules larmes versées l’étaient par un étranger… C’était l’heure de la sieste ; mes soupirs devenaient incompréhensibles et gênants. Des « chut » énergiques se firent entendre. La surveillante s’approcha : « Canelon, taisez-vous. » Je sentis qu’il était inutile de m’expliquer et je me disposais à garder mes réflexions pour moi, quand le garçon de gauche, qui chiffonnait des images, m’adressa soudain la parole : « Qu’est-ce que vous avez à gémir comme ça, monsieur ?

— C’est, répondis-je montrant le lit clos, que celui-là est mort et que nous devrions tous gémir. »

Il prit une figure sombre : « Donc je serai pleuré par quelqu’un, car le docteur Malasvon a certifié ce matin que je n’en avais plus pour huit jours. »

La curiosité dompta l’angoisse. Je me soulevai sur mon coude et questionnai mon petit voisin ; il s’appelait Alfred. Il ignorait son nom de famille. Il avait quatorze ans, ne savait pas où il était né. Ses seuls souvenirs étaient des coups et de la fumée d’usine. De la caste des malades pauvres, il avait travaillé dans plusieurs de ces fabriques où les Morticoles riches font suer de la richesse aux misérables, tirent leurs pièces d’or des poitrines défoncées, des entrailles corrodées, des os ramollis par les accidents, les poisons, les veilles, les famines. La chair d’Alfred avait subi ces assauts successifs. Il me donna d’affreux détails sur les besognes auxquelles on meurtrissait son fragile organisme. Résultat : un chapelet d’abcès aux jambes et à la colonne vertébrale : « Le docteur Malasvon dit que je suis un phénomène, ajouta-t-il avec un sourire morne