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comme on est bien ! » et, cette constatation faite, étaient allés vers l’autre rive. Je fus atterré. C’était là le miroir de mon sort et je pleurai sur moi autant que sur eux. Marie me passa autour du cou ses bras ronds, s’assit sur mes genoux, me consola de son mieux ; m’assurant que deux vivaient encore, elle me jura qu’elle trouverait le moyen de me faire communiquer avec eux, car elle aidait la surveillante de Malasvon à rouler les repas dans la salle des hommes.

Nos baisers furent interrompus par des coups frappés à la porte. C’était un infirmier ; il apportait un billet dûment en règle cette fois, signé des internes et du directeur, et qui me donnait droit au lit 14 de la salle Vélâqui. Par respect humain, je saluai cérémonieusement Marie et suivis le butor.

Impossible d’imaginer rien de plus dégoûtant que l’aspect de cet homme robuste, à livrée bleue et à casquette. Sa face, où un œil unique vivait encore, avait dû être rongée par quelque mal infâme, car le nez avait disparu, le bord des narines béantes était déchiqueté et rouge, l’autre œil semblait crémeux et tourné, toute la peau était crevassée, poreuse comme une vieille pierre ponce. J’appris depuis, par expérience, que beaucoup d’éclopés à peine guéris restent au service de l’hôpital ; j’avais devant moi le spécimen d’une de ces lésions domestiquées. Alors j’ignorais ces détails et je suivais en boitant le monstre au pas lourd, avec une terreur secrète. Je n’osais lui adresser la parole. En traversant un de ces immenses vestibules si fréquents à l’hôpital, dont les portes battent sur de maigres jardins, sortes de respirations dans ces bâtiments oppressés, j’aperçus ma propre image au milieu d’un vaste miroir qui certes reflétait bien des misères. Je me fis pitié et un sanglot me monta à la gorge, tellement j’avais maigri. Mes nouveaux vêtements plus confortables ne faisaient que mieux ressortir ma figure mince et grise. Au départ de mon pays j’étais un assez joli blond ; j’avais des cheveux frisés,