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si parfaitement qu’on pourrait presque le reconstruire. Par la prééminence universelle de leur intelligence et de leurs moyens, ils ont bientôt pris la direction de ce pays, ils possèdent toutes les faveurs et prérogatives que l’on doit aux êtres supérieurs. Nous autres, bien qu’apprentis docteurs, participons à ces puissants privilèges. Si nous n’osons pas dire en public ce que nous pensons du délégué principal Crudanet, cet asservissement a sur le tien l’avantage qu’il est le fait d’un homme, non d’une idole. En dehors de nous il y a la foule des malades et demi-malades, les uns riches, que l’on soigne en ville, les autres pauvres, qui appartiennent aux hôpitaux. Pour ces derniers, vois quelle justice et quel admirable sentiment de fraternité ! Nous ne leur demandons, en échange de notre peine, que le loisir de les étudier, et, quand ils meurent, leur viande est à nous. Nous tirons d’elle des enseignements ; nous comprenons comment elle fonctionnait, ce qui a ruiné la machine de vie. Ainsi s’augmente notre savoir et s’affirme notre pouvoir. Quant aux riches, ils nous laissent non leurs carcasses, auxquelles ils tiennent par un reste de superstition, mais cet autre débris qui est leur or et qui nous permet de construire à la science des palais splendides et des laboratoires, nos églises. Par l’or, nous dominons ces demi-savants des connaissances accessoires, géologues, zoologues, minéralogistes, botanistes, physiciens, chimistes, histologues, embryologistes, etc., etc., dont les noms t’écarquillent les yeux. L’or, vois-tu, c’est là le Dieu, Canelon. Avec lui on paye les Crudanet, on évite les quarantaines, on se fait soigner chez soi au lieu de s’exposer à Tabard. Sans lui on n’est guère qu’une charogne ambulante, puisque l’on appartient à tout le monde, qu’on peut vous jeter au travail, vous manœuvrer, vous meurtrir, puis vous amener ici, vous torturer, vous disjoindre, faire de vous une matière scientifique, sans qu’on ait le droit de protester. Tu es un homme subtil, et, comme Ulysse, venu de loin. Fais ton profit de mon dis-