Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/39

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

directeur ; vous feriez mieux de rester ici. Enfin, si vous voulez partir, à votre aise, mon garçon ; vous claquerez au coin d’une borne, au lieu de prendre une bonne tisane chaude à l’hôpital Typhus, le plus encombré des Morticoles. » — C’était décidément la formule. Le bavard continua : « Ces messieurs sont à la salle de garde, allez-y. C’est là-bas, après les jardins. » Sa langue soulagée, il me tourna le dos.

J’avais déjà vu tant de choses bizarres que cette chinoiserie ne m’étonna pas. Les jardins ! Exquis euphémisme ! Je franchis une cour sablée, plantée d’arbustes misérables qui, d’après leur tournure chétive, n’étaient certes pas médecins. Je montai un large escalier ; je traversai une deuxième cour ; au centre, un jet d’eau, image liquide, élancée de la joie, me parut plus triste que tout en ce lieu de désolation. À droite et à gauche s’étendaient d’énormes bâtisses quadrangulaires, divisées en trois étages par des arceaux réguliers. Ces Morticoles étaient aussi géomètres. Combien je préférais les cabanes et huttes de mon pays et que n’aurais-je pas donné pour être assis à notre seuil, tressant mes fines vanneries sous un chaud rayon de soleil ! Que devenaient à cette heure le capitaine Sanot et mes trente-neuf camarades ? Je m’écroulai sur un banc rugueux. Quelques silhouettes maigres, fripées et chancelantes, en bonnets de coton, en capotes de gros drap bleu, défilèrent à petits pas, appuyées sur des cannes. Je reconnaissais déjà les victimes, les pauvres haillonneux, les chairs d’épreuve. Leur sort, analogue au mien, m’attendrit. Puis ce furent des infirmiers de mine mauvaise, qui portaient sur leurs casquettes de travers ces deux mots gais : Hôpital Typhus. Enfin, de temps à autre, une servante, gracieusement vêtue de noir et de blanc, s’empressait alerte vers les arceaux avec une tasse ou un pain doré.

Je m’adressai à la plus jolie : « Pour aller à la salle de garde, mademoiselle, s’il vous plaît ? » Souriante, elle me regarda des pieds à la tête : « Tout au fond, la deuxième