Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/376

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

troupe mélancolique ; puis il rentra transporté d’allégresse : « Voilà une observation que je retiens pour mon grand ouvrage ! Elle est complète. »

. . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . .

Depuis que j’étais chez Ligottin je n’avais pas eu un moment de congé, et je n’avais pu voir mon cher Trub, dont l’absence m’accablait. Or, le jour même où je devais être libre, mon maître me chargea d’une commission pour sa maison de campagne. Je montai, en maugréant, dans un chemin de fer suburbain, et je m’arrêtai à une première station de ville d’eaux. Je m’informai. Un passant m’indiqua une massive construction située sur une hauteur. Je me dirigeai là par un chemin boueux, car il tombait une petite pluie fine. Plus je m’approchais, plus je reconnaissais la symétrie, la régularité si chères à Ligottin. Quand je fus à cent mètres, j’entendis des gémissements : « Les capitons sont moins épais, pensai-je. C’est d’une simplicité rustique. » Derrière une grille hurlaient deux ou trois visages, tandis qu’une quantité de grandes silhouettes maigres, hérissées de gestes tragiques, arpentaient rapidement une cour sablée. J’arrivai à la porte du gardien-chef, le frère de Lambert. Il me reçut amicalement, m’offrit un verre de vin et me proposa de faire le tour de son établissement. J’acceptai.

Après maint circuit, je me trouvai devant une cage énorme, remplie d’êtres sans nom vautrés au milieu de leurs ordures, gambadants, grimaçants, singes du délire, cauchemars de corps et d’âmes. Dès qu’ils nous aperçurent, ils se livrèrent à une mimique tumultueuse et désordonnée. Les uns faisaient des signes obscènes. D’autres se précipitaient sur les barreaux avec rage. D’autres, dans les angles, grinçaient des dents, tandis que, sur le sol, un tapis de mélancoliques suivaient ce spectacle avec une morne indifférence : « Ce sont les furieux, me dit le gardien. Ne vous approchez pas. Ils vous mordraient, vous