Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/375

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

monsieur Tismet, que j’avais fait venir mes deux meilleurs garçons de camisole et que je comptais me saisir aussitôt du délirant. Mais, devant les explications si nettes de M. de Sigoin, ses excuses et son amende honorable, je me range à l’opinion de mon savant confrère Avigdeuse. Il peut rester personne civile. » Tismet vaincu eut un geste d’amère résignation et rétrograda vers la barrière. De Sigoin s’approchait humblement de sa femme, mais elle le repoussa de son long bras flexible.

Ligottin ne voulut pas perdre l’occasion d’un petit discours, et, comme Sigoin se précipitait sur ses mains et celles d’Avigdeuse et les embrassait goulûment, il conclut : « Vous avez raison de nous remercier, car les motifs étaient puissants, avouez-le, de vous retenir et de vous doucher à outrance ! Mazette ! Vous ne vous gênez pas ! Faire passer un docteur en jugement ! En accuser un autre d’avoir séduit sa femme ! Se comporter comme si les hallucinations étaient des réalités ! Mais j’ai ici des pensionnaires qui n’ont pas fait le quart de ces bêtises-là. Mon cher, ayez dans la vie une méthode. Vous êtes un simple dégénéré. — Son père épileptique, sa mère alcoolique, siffla Mme de Sigoin… Comment, tu oserais dire que je mens ?… Vous voyez, docteur, il recommence ! Sa mère, mais c’était une mégère, une harpie ! Monsieur tient d’elle, voilà tout ! » Ligottin continua : « Vous ne peignez pas ? — Non, docteur. — Vous ne faites pas de musique ? — Non, docteur. — Vous croyez à la Matière ? — Oui, docteur. — Vous n’êtes pas poète ni écrivain ? — Non, docteur. — Alors, vous pouvez guérir. Adoptez un plan d’existence. Et quand vous aurez une nouvelle hallucination érotique, répétez-vous que vous êtes le jouet d’une chimère, d’un songe creux, ou bien comptez sur vos doigts, faites des chiffres sur une vitre, jusqu’à ce que le phénomène ait disparu. Ces moyens machinaux réussissent à merveille. » L’aliéniste serra les mains de Tismet et d’Avigdeuse, salua Mme de Sigoin, reconduisit jusqu’à la porte cette petite