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démie, du Tribunal, du Sénat, du Parlement, du gouvernement… Bien… Suppose que t’as un parent qui t’embête, qui sait sur toi des choses malpropres, ou qu’a de l’argent qui te revient et qui ne meurt pas assez vite. Eh ben, avec une bonne petite feuille de papier, tu l’envoies à Ligottin et c’est le papa Lambert qui s’en charge. Et le papa Lambert sait bien qu’il a droit à une gratification quand il arrive malheur à un de sa rotonde. Tu saisis, fiston ?… Vrai, t’es guère futé ! » J’aurais bien voulu pénétrer dans cette partie mystérieuse du service, mais Lambert refusa de m’accompagner et de me prêter les clefs : « Pas de ça, mon vieux. Si j’étais pigé, je sortirais pas vivant d’ici, ni toi non plus. C’est des mystères. Faut pas jouer avec les choses graves… » Un hoquet conclut cette sage réflexion.

Quant à moi, je faisais semblant de doucher mes artistes. En réalité, je dirigeais le jet d’eau contre le mur, tandis qu’eux, près de l’estrade, reconnaissants, me regardaient avec de bons yeux attendris. Ils m’expliquaient l’utilité sociale de Ligottin : l’indépendance, voilà ce que redoutent surtout les Morticoles. Pour lutter contre les esprits libres, ils ont imaginé les maisons de fous, bien préférables encore aux hôpitaux-prisons. Les quelques révoltés trouvent là un tombeau discret, un asile sûr. Grâce à une forte mensualité, Cloaquol ne fait jamais, dans ses journaux, la moindre allusion à ce petit trafic. Bien entendu, quelques vrais fous servent de paravent et d’excuse à cet abominable in pace, reconnaissables à leur tranquillité apparente et aux égards qu’on a pour eux. On ne les roue de coups que tous les trois jours. On leur permet de se promener dans un morne petit jardin, d’y épancher leurs gestes excessifs et le trop-plein de leur imagination. Ils marchent à grands pas, déclament, et lèvent les bras au ciel dans une attitude suppliante, ou bien, affalés sur un banc, les yeux caves, les membres flasques, ils suivent au dedans d’eux-mêmes quelque déplorable cortège. D’autres