Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/362

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tyranniquement et renouait aussitôt le fil de ses fortes certitudes. Comme j’allais, imprudemment, prendre la défense de la musique, il poursuivit avec feu : « Plus loin nous avons un sculpteur, un statuomane, comme je les appelle. Au lieu de limiter sa profession à ce qu’elle a de tolérable, au lieu de perpétuer, sur l’ordre des ministres, les effigies des hauts et célèbres personnages décorés qui ont tant contribué au progrès, qui nous ont faits ce que nous sommes, voilà que ce pauvre abruti s’est imaginé de laisser vagabonder sa chimère et d’exciter à la débauche, par des représentations d’hommes et de femmes dévêtus dans des attitudes obscènes. J’ai fait casser la plupart de ses groupes. Les plus libidineux, je les ai saisis comme pièces à conviction. Ils sont d’une érotomanie certaine, nus, complètement nus, avec les organes sexuels apparents !

« Là-bas grouillent les peintres, j’en ai une douzaine au moins. Quelle engeance ! Mon sculpteur crie pour qu’on lui laisse de la terre et un ébauchoir. Eux demandent à genoux toiles, couleurs et pinceaux. Excitation du deuxième degré. Propension à la fureur picturale. Je leur réponds par des douches, du massage, des applications de camisole. Un de ces insensés peignait des arbres violets, des prairies roses, des chiens rouges. Il oubliait l’ombre et la perspective. Ah ! ah ! conçoit-on cela ?… La peinture est aussi inutile que la musique. Pour représenter la nature, nous avons la saine, la loyale photographie. Je passe à grand-peine sur les toiles allégoriques de la Faculté et des Académies. Au moins elles exaltent le respect de l’autorité, de la hiérarchie, de la discipline, tous les beaux sentiments. Mais les lamentables crétins que je soigne n’ont jamais voulu se soumettre à la règle. J’ai conservé les divagations de l’un d’eux, comme exemple. Il place tout dans une espèce de fumée grise. Où a-t-il vu cette buée-là ? Il n’y a pas de brouillard perpétuel, et l’idiot veut en fourrer partout du brouillard, oui, même dans les appartements, dans les cheveux, sur les nez ! En