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imprégné d’une douceur que je n’avais point encore rencontrée chez les Morticoles, cessa brusquement de chanter et répliqua : « Je me tais, canaille ! — L’insolent, hurla Ligottin, rouge de fureur. Notez. Notez-le ! On le passera à Bradilin, qui le lui tordra, son larynx ! »

Nous nous trouvions au centre d’une rotonde entourée de petites portes : « Soyez attentif, me dit l’aliéniste, et faites-vous un bon plan topographique de ces scélérats, car vous aurez souvent à vous occuper d’eux. Ils nous causent plus d’ennuis, à eux seuls, que tous les autres pensionnaires. À gauche, les musiciens, dont ce maniaque est un spécimen. Nous en possédons actuellement trois. L’un d’entre eux a du délire des grandeurs. Il a composé six opéras qui, dans son esprit, forment une série ; il y fait parler des héros, des demi-dieux, tous ces personnages idiots de la fable auxquels ne croient plus les petits enfants. C’est un gâteux fieffé. L’idée de juxtaposer des sons indique à elle seule un cerveau débile. Qu’est-ce que le son ? Je ne connais que le bruit, moi. Quand un objet tombe, il fait un bruit. Le son n’existe pas. Le son est un artifice qui excite le système nerveux, cause un profond désordre organique. Sans critiquer le moins du monde notre admirable gouvernement, je trouve qu’il a tort d’autoriser les marches funèbres et les drames de Loupugan. Je sais bien que les premières servent aux enterrements. Mais pourquoi embellir la mort ? La mort, n’est-ce pas, c’est la mort. Quant aux seconds, leur seul mérite est d’être basés sur la médecine et de traiter des sujets sérieux, tels que l’hérédité, la vaccination, les épidémies ; mais même cela, oui même cela n’est pas sain pour la masse. Oh ! l’art, l’art, quel fléau ! »

La conversation avec Ligottin avait ceci de spécial qu’il la menait à lui tout seul avec une volubilité infatigable, et je m’amusais à ranger mentalement ce bavardage parmi les signes de dégénérescence qu’il distribuait si complaisamment. Dès que je remuais les lèvres, il m’interrompait