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— Et, demandai-je, comment est-il entré ici ? — Comment ? Mais c’est fort aisé. Crudanet met sa signature au bas d’un bulletin d’admission. Je joins la mienne à côté, car il faut deux médecins, deux témoignages professoraux. Cela rassure ; c’est une sauvegarde. Après quoi, un commissaire de police appose son paraphe au-dessous des nôtres, un peu à droite. Ajoutez deux gros cachets noirs, avec la tête de mort sur champ d’os, et c’est fait. Mon bonhomme est bouclé. Il est mon hôte. — Ainsi, vous disposez en maître absolu de la vie et de la liberté de tous les Morticoles ? — Heureusement ; qu’adviendrait-il si les gens sensés ne domptaient pas les fous ? — Par quelle méthode traitez-vous ce Tapirre ? — Trois douches par jour. Ça lui rafraîchit les idées. Il trouve la société mieux faite au bout d’un mois. Il comprend la nécessité de l’industrie et de la science. Il devient un homme raisonnable. Alors je l’emploie à la campagne, à mes jardins, ou bien je lui accorde une liberté temporaire. S’il récidive, c’est la prison sanitaire, et, s’il fait le méchant, on le livre aux expériences de Bradilin, pas celles qui tuent, les moyennes, celles qui font languir. Assez bavardé. Vous allez voir un autre genre d’utopiste, le rêveur d’inventions. »

Cet aliéné habitait la cellule numéro 8. Par un guichet analogue au numéro 4, j’aperçus, dans un décor semblable, un être malingre, de la taille de Trub, courbé sur un papier qu’il couvrait de signes algébriques. C’est à peine s’il tourna la tête au bruit, montrant d’énormes lunettes et un visage ratatiné : « Avez-vous enfin trouvé ? questionna ironiquement mon maître. — Pas encore, monsieur le docteur, mais je serais mieux pour travailler hors de chez vous. — Bah ! bah ! Vous avez une bonne installation, du papier, de l’encre. Développez-nous cette merveilleuse découverte. » Le bonhomme ôta ses lunettes et passa ses doigts sur ses yeux fatigués : « Non. Vous seriez trop content si je m’exaltais. Je ne suis pas fou, pas fou du