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rien entendre de ce qui se passait dans son antre, sur ces canapés-lits, autour de cette table chargée de fioles et de paperasses. Les dames entraient là. Elles y restaient longtemps, et en ressortaient le teint animé, ou avec une délicieuse langueur. Certaines revenaient dès le lendemain et se désespéraient de ne point obtenir un rendez-vous immédiat. Quelquefois c’étaient des scènes, des crises de nerfs, que mon maître venait calmer lui-même, tapotant les mains et le front des récalcitrantes, délaçant leurs corsages. Puis il les quittait, et je restais là, devant une jolie créature demi-nue, dont la poitrine battait avec un rythme de déesse. Quant aux hommes, il les bousculait, les expédiait, leur distribuait les ordonnances copiées de ma main et au sujet desquelles les infortunés, ahuris, stupéfaits d’avoir payé ce chiffon trois cents francs, me demandaient des explications confuses. Quand le mari et la femme se présentaient ensemble, on les faisait passer séparément, et j’ai vu madame regarder son maître, à la sortie, d’un petit air ironique et mutin. Enfin ma curiosité fut si fortement éveillée que je résolus d’avoir à tout prix le spectacle d’une consultation. Je prétextai un malaise ; je me fis remplacer, et, pendant le repas, je courus me cacher avec soin dans le cabinet, derrière un paravent ; je restai là toute la journée, attentif à ma respiration et terrifié par le moindre craquement des meubles… Mon maître dépassait, en obscénité et en verdeur, tout ce que je pouvais supposer. Sa riche imagination variait à l’infini les nuances de ses plaisirs. J’admirai son audace, son habileté à se composer un visage. Revenu à la raison, il était le docteur, celui qu’on écoute et qu’on redoute. Je m’émerveillai de la façon subtile dont il conduisait l’interrogatoire de ses délicates victimes. Pour entrée en matière, il réclamait des détails circonstanciés sur la vie intime du ménage. De là, sans transition, il passait à l’alcôve. Sa fantaisie épuisée, il en arrivait aux conseils. Oh, l’onction de Clapier, quand il avait dépouillé le satyre, l’effusion avec laquelle il serrait les petites mains :