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où l’on avait admis mes quatre compagnons, éclairée par le même jour louche, mais bondée de misérables en haillons, d’une saleté repoussante, exhalant une odeur si infecte que je fus pris de nausées.

À travers cette brume qu’amasse l’envie de vomir, j’aperçus un groupe de plusieurs personnes qui maintenaient un corps indécis et contorsionné, sur lequel se courbait un petit homme brun à l’œil vif et dur. Les hurlements ne s’interrompaient que pour des : « Oh là là ! — Oh ! je souffre ! — Ah ! quelle douleur ! » à briser l’âme et les oreilles. Ce spectacle d’horreur cessa vite. Les jeunes gens s’écartèrent comme une gerbe dénouée. « À un autre », dit l’exécutant plein de sueur. Je vis alors distinctement le corps qu’ils avaient relâché, un gros ouvrier à la trogne rouge et fiévreuse, dont le cou et les mains étaient poissés de sang et de pus. Il pleurait à chaudes larmes et sa poitrine se soulevait, vigoureuse sous un linge crasseux, tandis qu’on le couvrait de bandes de coton. Je regardai mes voisins à peine troublés par cette vision et toute leur misère me parut d’un coup bien plus misérable, puisqu’elle était sans compassion. À quelque distance, un vieux à cotte rapiécée de jaune, de vert et de marron tremblait comme une feuille d’automne disparate et une femme maigre, courte et minable s’avançait vers le médecin, découvrant un sein flasque et ridé…

Je perdis connaissance. La salle me parut tourbillonner et je tombai tout de mon long, parcouru de frissons, de cris et d’odeurs fades… Je me réveillai dans le même lieu d’effroi. Il y avait moins de monde ; j’étais couché sur un brancard et l’on me faisait respirer de l’éther. C’était une sensation pire que l’évanouissement, d’en sortir au même point, de retrouver autour de moi les causes qui l’avaient provoqué. L’homme brun me parlait d’un ton bourru, inutilement grossier : « Et toi, grande carcasse, espèce de femelle, qu’est-ce que tu as à t’étaler dans ton costume de singe et à troubler ma consultation ? De quel pays viens--