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la salle à manger dévastée. Je me piquai le doigt en ramassant du verre.

Pendant huit jours ce furent, chez mon maître, des conciliabules répétés avec Bradilin, Cordre et Tismet. De Sigoin avait tenu parole et déposé une plainte aux tribunaux, Crudanet était président de la Cour où devait venir l’affaire. J’assistai au défilé d’une foule de personnages louches, porteurs de grosses serviettes et de favoris. Jamais le douillet tapis n’avait été foulé par tant de pieds grossiers. Sorniude était inquiet. Sa situation le préservait et ses dossiers lui étaient une sauvegarde ; mais il ne faisait partie d’aucune Académie. Cordre et Bradilin ne cherchaient qu’à le lâcher et souhaitaient sa perte, car sa condamnation devenait sa ruine. Quel fut mon étonnement, un matin, d’introduire Crudanet lui-même ! Le délégué chef sanitaire me lança un de ces regards en dessous qui vous déshabillaient l’âme, et se jeta vite dans le cabinet de mon maître. Je pris mon poste d’observation. Crudanet parlait bas. Je ne percevais que des phrases hachées, de la voix papelarde et blême : « Affaire grave… Opinion révoltée… Dépopulation… Avocat nécessaire. » Puis, Sorniude cauteleux et précis : N’y aurait-il pas moyen de s’arranger, mon cher maître ? Je serais disposé aux plus grands sacrifices. Ici un chiffre, plus chuchoté que parlé, cinquante mille (il sortait évidemment de la bouche de Crudanet)… Le cliquetis d’une serrure de coffre-fort ; mon maître cherchait de l’argent. Un froissement de billets ; un C’est bien, comptez sur moi imperceptible, prononcé comme par une mouche, et je courus ouvrir la porte au grand, à l’intègre président morticole.

J’étais rassuré sur le sort de Sorniude. Il venait d’acheter Crudanet. Il n’en souffla pas mot à Bradilin ni à Cordre, mais il leur déclara qu’après avoir pensé à divers avocats, son choix s’était définitivement fixé sur le fameux Méderbe, le plus cher de tous. « J’enrage, s’écriait-il, de faire ces sacrifices à l’envie de mes collègues. Car enfin là